“Le courage, c'est d'agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l'univers profond, ni s'il lui réserve une récompense.’’ Jean Jaurès
Je ne saurais malheureusement parler de Babacar Touré que sous la toge du “je’’. Aussi “méprisable’’ soit-il, pour utiliser un terme du philosophe français Blaise Pascal, fasciné comme Babacar Touré le fut, par la “mort’’. “Je’’, parce que chaque fois qu’un être qu’on aime nous quitte, c’est toujours une partie de nous-même qui meurt. Et les mots échouent à remplir l’énorme vide des maux, l’abîme sous nos pieds, qui nous rappelle que nous sommes comme tous les vivants sur terre, appelés à mourir…
A partir, sans jamais revenir, et ne vivre que dans les souvenirs évanescents de ceux qui vous aiment, jusqu’à ce qu’eux-mêmes oublient avec le temps ou… la mort elle-même. C’est une grande tristesse de constater que même les plus belles “étoiles’’ qui illuminent nos vies, finissent par s’éteindre, de la même manière. Et que la poésie des mots, les hommages aussi éloquents soient-ils, les oraisons funèbres et les statues, ne peuvent cicatriser la blessure qui fend nos coeurs en de pareilles circonstances. Je m’en vais raconter une anecdote, qui se passe à la morgue de l’hôpital Principal de Dakar. Nous venions, vers 1 h du matin, déposer la dépouille mortelle d’Amath Dansokho, qui fut son grand ami. Dans le stress qui a suivi l’annonce de la mort de cet autre “géant’’, Babacar Touré en avait oublié ses médicaments à Ngaparu et ne se sentait pas bien. Mes épaules pourraient en témoigner, car chaque fois qu’il faiblissait, c’est vers elles que ses bras venaient prendre appui, pour reprendre l’équilibre. Et ce commentaire presque chuchoté, devant le corbillard qui avait ouvert ses portes : “Finalement, c’est ça !’’, “la mort, l’ultime vérité que nous fuyons tous les jours… Nous courons toute notre vie pour en arriver là’’. On était tous saisi d’émotion au moment où le corps d’Amath est extrait du corbillard pour la chambre froide de la morgue. Il faisait très chaud, en cette soirée hivernale du 23 août 2019 et son corps était tout dégoulinant de sueur. C’est lui qui me dépose ce soir-là, vers 2 h du matin, chez moi. Nous étions tous les deux installés à l’arrière de la voiture. Babacar avait pleuré en silence, pudiquement. Ça a duré quelques secondes ou une éternité. En quittant pour Ngaparu, il me dit ceci : “Je ne viendrai pas demain à la levée du corps…’’
En vérité, Babacar Touré avait coupé bien des fils, ces dernières années, se repliant dans son “île’’, à Ngaparu qui était devenu pour lui une sorte de sanctuaire. Bien avant que la Covid-19 n’impose sa loi de fer, il était devenu un solitaire qui ne se connectait que par téléphone au monde des hommes. Il choisissait ses interlocuteurs et pouvait rester avec eux au téléphone de longues minutes durant. Solitaire, mais vigilant, très informé, lucide et… solide dans la tête. Les nombreuses vies qu’il a eues dans sa riche carrière professionnelle depuis la naissance de Sud, les épreuves traversées surtout sous le règne du président Wade qui s’était juré de détruire Sud après la publication du livre d’Abdoulatif Coulibaly, “Wade, un opposant au pouvoir…’’, l’expérience de la maladie (il se savait fragile), tout cela avait fini par forger chez l’homme un regard perçant et froid sur la société sénégalaise et le devenir du monde.
Il faut le dire, malgré son naturel optimiste qui se traduit dans sa joie de vivre dont peuvent témoigner ceux qui le connaissent bien, Babacar Touré était incommodé – que dis-je, meurtri par la décomposition sociale créées par la montée en puissance de valeurs décadentes. Le Sénégal est sur une mauvaise pente. Cette vision de Nboumbélane (le Sénégal sous forme métaphorique), cristallisée dans son dernier papier publié en deux jets dans les éditions 8145 et 8146, les 13 et 14 juillet derniers, “De la Culture au Culte de Violence’’ est à la fois une diatribe et une invite à une réelle et profonde introspection.
Morceaux choisis : “ A côté de la Téranga sénégalaise tant vantée, se distille une culture de violence atavique, qui ne cherche que la moindre occasion pour s’exprimer, y compris de la plus hideuse et la plus cruelle des manières.’’ Une violence qui trouve ses racines dans Ndoumbélane, “ce royaume magique sorti de l’imaginaire de deux monstres sacrés de notre littérature, Léopold Sédar Senghor et Abdoulaye Sadji. C’était au temps où les animaux parlaient. Leuk-le-lièvre, rusé, espiègle et gouailleur, représente le Sénégalais de notre époque. Il tient de Kakatar-le caméléon, toujours aux aguets, doté d’yeux à mobilité indépendante, d’une capacité à changer de couleur à des fins de communication (séduction) et de camouflage. La nature a également pourvu ce reptile d’une langue protractile à même d’attraper sa proie, comme le font certains compatriotes passés maîtres dans l’art de médire, d’affabuler et de jeter en pâture d’honnêtes citoyens, parfois par méchanceté envieuse, souvent par mesquinerie gratuite’’.
Le Sénégal tel que rendu par nos contes. La caricature prend racine dans la réalité vécue. Plus précisément, la chute se manifeste par le pourrissement des valeurs porteuses de progrès et de prospérité. “De la chance, plutôt qu’une licence (d’enseignement) ou le hasard plutôt que l’effort, l’argent de la débrouille plutôt que gagné honnêtement, à la sueur de son front ou avec la ‘force de ses bras’, résume cette mentalité de plus en plus partagée dans notre société, notamment dans sa frange jeune…’’, écrit Babacar Touré.
N’échappe pas à sa plume, “ces brigades du Net préposées à une cyberguerre peu glorieuse et dégradante, à la solde de politiciens, d’hommes d’affaires de lobbies, etc., (qui) envahissent l’espace viral pour distiller leur venin’’, dans un contexte d’un déficit de leadership à tous les niveaux de la société, de la cellule familiale au sommet de l’Etat. La loi, ce n’est pas l’arbitrage, mais le “laisser-faire’’ et le “laisser-aller’’. Même s’il fait un petit clin d’oeil aux acteurs souvent méconnus d’une “histoire sublimée par de hautes œuvres d’hommes et de femmes exceptionnels et exemplaires qui font la fierté et la bonne réputation de notre pays’’, le constat reste bien amer. On est mal barrés.
La vraie générosité de Babacar Touré réside, à notre avis, dans ce courage qu’il a de rendre visibles les zones de faiblesse de notre société, qui sont autant de fausses notes à l’émergence réelle. C’est le cadeau post mortem qu’il offre aux jeunes. Il faudra relire les écrits de cet homme très sensible et intéressé à l’avenir de la jeunesse sénégalaise et africaine. Les Latins ne disent-ils pas : “Qui bene amat, bene castigat’’ (Qui aime bien châtie bien).
Personnellement, j’ai eu la chance de croiser, dans ma vie, cet homme, alors que j’avais juste 28 ans. Mais je ne l’expérimente qu’en 2000, après l’arrivée de Wade au pouvoir. Ma vie serait, sans aucun doute, différente si cette étoile n’avait pas visité mon jardin. Il m’a réellement aidé à ouvrir bien grands les yeux, à rester lucide, résilient et surtout libre. Son trait de caractère dominant, après sa folle générosité, est son attachement à la liberté. C’est parce qu’il est fondamentalement libre, qu’il peut se battre pour l’irradier autour de lui, dans la société qui l’a vu naître. Cela lui a permis de se faire des amis au plus haut sommet de la pyramide sociale.
Me vient en souvenir ce dîner avec le président Guinéen Alpha Condé, en octobre 2011. Nous étions en train de manger du “poulet sans hormones’’, comme aime bien dire le président guinéen. Il y avait les membres de son cabinet et Babacar Touré engage une discussion avec Alpha Condé, son “grand ami’’. Le débat finit en dispute entre les deux amis qui s’apprécient. “Tu racontes des histoires Alpha’’, lui lance Babacar Touré. Un à un, les membres de son cabinet s’éclipsent et il ne restait que les deux amis rigolant et s’injuriant, sous nos yeux. Baye Omar (pour qui il avait une grande affection) et moi-même ont été témoins de cette scène qui renseigne de l’amitié entre les deux hommes, mais aussi de l’absence de complexe et la force de caractère de Babacar Touré.
Puisses-tu, cher ami, reposer en paix pour l’éternité !
Post Scriptum : Je rends grâce à Mamadou Koumé, Sidy Gaye, Abdoulaye Ndiaga Sylla, Ibrahima Fall, Bassirou Sow, Madior Fall, Bocar Niang, Abdou Latif Coulibaly, Oumar Diouf Fall, Moussa Paye, Bira Guèye pour ne citer que ceux-là. Autant d’étoiles auprès de celle filante que fut Babacar Touré. Je les remercie d’avoir été aussi “durs’’ avec moi, pendant que je faisais mon apprentissage du journalisme au 5e étage de l’immeuble Fahd, entre 1998 et 2000.
Babacar Touré a aussi accompagné la gestation du quotidien “EnQuête’’. C’est lui qui a sorti, comme par un coup de baguette magique, le titre du journal et validé la charte graphique que l’agence franco-sénégalaise Ikonomia (devenue Axima) avait confectionnée en 2011. Il a aussi présidé le lancement du quotidien le 7 juin, au restaurant Selebeyoon. Etaient présents Amath Dansokho, El Hadj Kassé, Abdou Latif Coulibaly, Madiambal Diagne, Sékou Konan Dramé (Sonatel) pour ne citer que ceux-là…