NETTALI.COM - Livré au pillage deux fois en deux jours, le magasin dévasté d'une grande enseigne de distribution internationale dans un quartier opulent et ensoleillé de Dakar offre un instantané des troubles qui secouent le Sénégal depuis quelques jours, avec les intérêts français au milieu.
Au magasin Auchan des Almadies, à proximité des ambassades et du siège d'organisations internationales, des hommes, des femmes, des enfants qui invoquent leur dénuement emportent ce qui reste à emporter sous le regard de salariés consternés qui se disent victimes d'évènements qui les dépassent.
Si c'est la France qui est visée, on se trompe de cible parce que le personnel d'Auchan est sénégalais, disent-ils.
"Nous ne sommes pas des pillards. On n'a pas les moyens de nous amortir", dit une femme en boubou orange qui fouille parmi les produits jetés à terre, au milieu des rayons vidés et renversés et des équipements vandalisés.
Le magasin a été pillé et incendié la veille. Dehors, des adultes et des enfants visiblement démunis considèrent le butin transporté dans des sachets en papier ou des sacs poubelles: conserves, boissons, jouets.
"Ils disent: +Auchan dégage+. Mais c'est nous qui gagnons notre pain à la sueur de notre front", constate un employé dépité.
Le Sénégal, considéré comme un îlot de stabilité en Afrique de l'Ouest, est en proie à des troubles depuis mercredi. L'arrestation de l'opposant Ousmane Sonko a provoqué la colère de ses partisans. Elle a aussi libéré, disent de nombreux Sénégalais, l'exaspération accumulée, au moins depuis l'apparition du Covid-19, devant la dégradation des conditions de vie dans ce pays déjà pauvre.
- "Ras-le-bol" -
La pandémie a frappé l'économie de plein fouet, stoppé des années de croissance soutenue et éprouvé durement cette population très majoritaire qui travaille dans le secteur informel. Beaucoup ont perdu leur emploi. Le couvre-feu, les restrictions imposées aux rassemblements ou aux déplacements ont réduit l'activité.
Un calme précaire est revenu samedi, jour de relâche, dans Dakar aux rues jonchées de pierres et de cartouches vides de gaz lacrymogène. Officiellement, quatre personnes ont trouvé la mort à travers le pays.
Les manifestants réclament la libération d'Ousmane Sonko. Ils croient qu'on cherche à écarter le député, troisième de la présidentielle de 2019, de celle de 2024.
Les autorités disent qu'il doit répondre à une plainte pour viols et que s'il est gardé à vue, c'est pour trouble à l'ordre public. Il doit être à nouveau présenté au juge lundi et la décision de le relâcher ou de l'écrouer pourrait être lourde de conséquences.
Dans la bouche des manifestants s'expriment aussi la fatigue des épreuves quotidiennes, la lassitude du pouvoir du président Macky Sall et la défiance envers la France, considérée comme un des principaux soutiens de ce dernier.
"L'essentiel de ces jeunes ne travaillent pas. Ce sont pour 90% des chômeurs (...). Au-delà de la question de l'arrestation de Sonko, c'est une situation économique morose qui a fait que les gens sont sortis manifester leur ras-le-bol", disait vendredi Ndeme Dieng, un opposant s'employant à calmer les esprits lors de heurts.
- Faim et misère -
De nombreux locaux sous enseigne française (Auchan, Total, Eiffage...) ont été attaqués. Toutes les écoles françaises du pays ont fermé vendredi.
Malgré le déclin face à la concurrence de la Chine, de la Turquie ou de l'Inde, la France est le premier partenaire commercial et le premier investisseur direct. Depuis l'indépendance, les relations sont restées fortes. Mais une partie de la population est attentive au discours faisant de la France l'un des responsables des maux sénégalais.
Le "patriotisme économique" préconisé par M. Sonko résonne. M. Sonko dénonce la mainmise qu'auraient les étrangers sur les ressources sénégalaises et la production de richesses qui sortirait du pays sans réduire la pauvreté ni créer d'emplois.
Papa Samaba Diouf, un responsable d'Auchan au Sénégal, s'est inscrit en faux sur Facebook: "Ce n'est pas la France qui a été attaquée, ce sont des Sénégalais qui ont été agressés". Il invoque les milliers de Sénégalais qui travaillent à Auchan et les dizaines de milliers d'agriculteurs dont Auchan distribue les produits.
"C'est la catastrophe. On sait que ce sont des étrangers qui ont investi ici, mais c'est nous les Sénégalais qui travaillons. C'est écoeurant", dit le même employé des Almadies. Dans sa consternation, il montre de la compréhension: "Les gens ont faim, et ça se voit. C'est la faim, la misère".
Comme d'autres venus se servir, la dame en boubou orange semble loin de la politique: "Le malheur des uns, c'est le bonheur des autres. On n'a même pas les moyens de nous approprier (pourvoir à nos besoins), c'est pourquoi on est venu prendre ce qu'on peut".
( avec AFP)