CONTRIBUTION - Tout commence par une plainte déposée par une « jeune masseuse » qui accuse un opposant politique sénégalais de l’avoir violée et menacée de mort dans un salon de massage. C’est le début de l’affaire « Adji Sarr- Ousmane Sonko », la saga politico-judiciaire la plus retentissante depuis les indépendances et qui passionne les Sénégalais depuis plus d’un an.
Même si nous ne sommes pas en présence du premier scandale sexuel au Sénégal, jamais avant Ousmane Sonko, un homme politique de tout premier plan et d’une telle envergure, n’avait été accusé de viol avec menaces de mort. Qui plus est, lorsque l’histoire éclate le 2 mai 2021, le leader du Pastef est à l’apogée de son capital d’attraction politique. Sa convocation avortée chez le juge et sa brève arrestation déclencheront les émeutes les plus violentes et le plus meurtrières de ces dernières décennies au Sénégal.
Affaire Sonko-Adji Sarr : un psychodrame national
Que s’est-il passé entre Adji et Ousmane en cette soirée de février 2021 dans le huis clos d’une chambre de massage du salon « Sweet Beauté » ? La question suscite mille et une conjectures, toutes révélatrices des lignes de fracture entre ceux qui crient au déni de justice et ceux qui déclarent leur désir de justice. Entre les deux camps se jouent une impitoyable bataille d’opinion autour de l’affaire « Sonko Adji Sarr » qui plus qu’une « simple » affaire privée est devenue un psychodrame national. Dans la rue, dans les maisons, dans les bureaux, dans la presse ou sur les réseaux sociaux, l’affaire tient en haleine tout le pays. La moindre rumeur y afférent est amplifiée et propagée à une vitesse vertigineuse.
Chaque Sénégalais tient son propre scénario aidé en cela par la puissance du numérique qui a définitivement libéré la bêtise publique. Chacun peut raconter tout et n’importe quoi. Le mensonge est légitimité, banalisé au point de devenir une opinion comme une autre. Comme si l’affaire « Ousmane Sonko-Adji Sarr » avait irréversiblement fait basculer le Sénégal dans l’engrenage de l’absurdité.
Tout est prétexte à faire essaimer l’idée très inflammable d’une conspiration visant à faire « disparaître » politiquement ou physiquement celui qui est devenu le principal personnage de l’opposition sénégalaise. Alors que seuls Dieu, Ousmane et Adji savent ce qu’il s’est réellement passé dans cette « maudite » chambre de massage qui nous a quand même occasionnée plus d’une dizaines de morts.
La dalle de l’aérogare et les théories complotistes
Aux lignes de fracture politique, l’affaire Sonko Adji Sarr est venue greffer des lignes de rupture sociale, le tout dans un contexte politique sénégalais tendu, sur fond d'élection présidentielle qui se profile à l’horizon. Du coup, le moindre événement socio-politico-économico judiciaire est exploité. Une situation qui a généré un climat de soupçons sans précédent, dans lequel sont en train de s’engouffrer, sans retenue aucune, de puissantes vagues complotistes.
La fermeture pour travaux de l’aéroport de Ziguinchor en est la plus récente et la plus parfaite illustration. Retour sur un cas d’école complotiste qui en quelques heures a déclenché toutes sortes d’absurdités sur la toile.
Tout est parti de l’effondrement accidentel d’un pan du plafond de la salle d’enregistrement de l’aéroport de Ziguinchor. Aussitôt alertée, la direction générale de l’AIBD, en étroite collaboration avec tous les services compétents de l’aviation civile, décide alors de fermer l’aéroport. Une décision qui fut plus que difficile à prendre d’autant que l’aéroport de Ziguinchor occupe une position stratégique dans la connectivité aérienne du Sud du Sénégal. Mais à l’AIBD, dont la mission première est de faire de chaque aéroport sénégalais, un espace de sécurité pour tous les usagers, on ne badine pas avec les impératifs et normes sécuritaires.
Mais que n’allait-on pas entendre avec la fermeture de l’aéroport de Ziguinchor. Il aura suffi quelques heures pour que certains proches du leader du Pastef s’emparent de l’affaire et crient au complot ourdi par les autorités sénégalaises pour pousser Ousmane Sonko, par ailleurs maire de la ville et usager fréquent de l’aéroport, à prendre la route. Une énorme absurdité qui va rapidement embraser le net au point d’être relayée par certains médias.
Cette histoire ferait presque sourire si elle n’avait impliqué le premier personnage de l’opposition sénégalaise. Avec en filigrane, des arrières pensées programmées visant à installer un sentiment de péril démocratique dans un pays où les services de l’État sont capables d’aller jusqu’à ordonner la fermeture d'une plateforme aéroportuaire aussi stratégique que Ziguinchor juste pour « emmerder » un citoyen. Nous ne sommes pas en présence d'outrances ponctuelles ou de délires personnels, mais d’une symbolique des dérapages notés sur l’internet sénégalais et qui peuvent potentiellement se transformer en de puissants vecteurs de déstabilisation.
La propagation de l’explication complotiste de la fermeture de l’aéroport de Ziguinchor, vertigineusement relayée sur les réseaux sociaux et par une partie de la presse relève, d’une grossière tentative de manipulation et d’une campagne de désinformation organisée. D’autant qu’avant Ziguinchor, les aéroports de Saint-Louis, de Kolda ont été fermés à la circulation aérienne sans que cela n'excite outre mesure, l’ardeur des théoriciens complotistes.
Les réseaux sociaux, le poison lent de la société
Mais au-delà d’être une grotesque mais surtout dangereuse manipulation que de vouloir transformer l’effondrement accidentel d’un pan d’une dalle en un vaste complot contre un opposant, cet incident démontre une tendance plus qu’inquiétante de l’obsession complotiste qui commence à prendre des proportions démesurées au Sénégal depuis le dossier « Ousmane Sonko-Adji Sarr ».
Cette affaire politico-judiciaire hors norme à l’échelle sénégalaise est en train non seulement d’exacerber toutes les inclinations complotistes, mais surtout d’inaugurer un nouveau banditisme numérique avec des caméras jusque dans le sanctuaire du bureau d’un juge d’instruction. C’est dire si les réseaux sociaux sont en train de se transformer en un poison lent dont les effets pourraient être dévastateurs pour la stabilité de notre société.
Aujourd’hui, ceux qui sont le plus en vue sont ces personnes à succès qui ont fait de la bêtise assumée, leur fond de commerce. Lorsque le duo Pawlish et Ouzin Keita font plus d’un million de vues sur certaines plateformes numériques, c’est dire à quel point l’esprit de discernement est en train de s’effondrer dans notre pays.
Le Sénégal est en train depuis quelques temps, de franchir chaque jour, un pallier de plus dans la diffusion à une échelle industrielle de vidéos, d’audios et de propos prétendument fuités. Aujourd’hui quiconque peut depuis n’importe quel endroit de la planète, faire son « live » et être suivi par des milliers d’internautes. De véritables chaînes de télé sans filtres ni règles auxquelles, il est aujourd’hui difficile d’échapper. Ce qui peut sérieusement mettre en danger le fonctionnement de nos institutions. Et si on n’y prend garde, c’est tout notre système démocratique qui pourrait arriver à en vaciller.
Il y a urgence à légiférer
L’ancien président américain Barack Obama a appelé il y a quelques jours, « à soumettre les réseaux sociaux à des contrôles » en soulignant « que l'une des causes majeures de l’affaiblissement des démocraties tient au profond changement dans nos façons de communiquer et de nous informer ».
Presque concomitamment à cette déclaration, l’Union Européenne vient de poser un acte politique fort en mettant en place une nouvelle législation « pour mieux lutter contre les dérives de l’internet comme les discours de haine, les campagnes de désinformation ou la vente de produits contrefaits ».
Alors depuis qu’il en parle, il est plus que jamais urgent pour le président de la République, de prendre des mesures fortes contre la publication et la propagation en toute impunité de fausses informations qui sapent l’unité nationale, déstabilisent nos institutions et menacent la sécurité nationale. Toutes choses qui participent d’une fragilisation continuée de notre démocratie.
Les événements meurtriers de mars 2021 avec leurs cortèges de destruction et cette immense balafre sur le visage du Sénégal sont hélas là pour nous le rappeler.
Au même titre que la propagation de théories conspirationnistes des partisans de Donald Trump sur la fraude électorale lors de la dernière élection présidentielle a montré combien les manipulations médiatiques peuvent faire vaciller une démocratie américaine que nous croyions tous « naturelle ».
Malick Sy est journaliste, conseiller en Communication