CONTRIBUTION - 1. Professeur émérite et jurisconsulte réputé, le doyen Ibrahima Fall a, outre la formulation de quelques observations condamnatoires du parrainage électoral en vigueur au Sénégal depuis 2018, émis des critiques sur les décisions prises par les autorités administratives et juridictionnelles (Conseil constitutionnel) relativement à la publication des listes de candidats aux législatives, avant d’en tirer la « conclusion-suggestion » de la nécessité de la suspension du processus électoral en cours et la tenue de concertations nationales inclusives en vue de l’adoption d’un nouveau code électoral consensuel, cohérent et débarrassé du système de parrainage.
 
2. Ayant été un étudiant admiratif du professeur Fall, je voudrais, sans avoir son sens de la formule, lui emprunter son style pour formuler, en tant que « citoyen et professionnel du droit public » comme lui, quelques observations sur ces observations. 
 
3. Le doyen Ibrahima Fall considère que notre système électoral, notamment sur son aspect relatif au parrainage, est frappé d’illégalité internationale et nationale. Ce jugement hâtif et exagéré comporte quelques erreurs d’appréciation ou inattentions analytiques qu’il convient de souligner.
 
4. Sur l’illégalité internationale, il rappelle que dans un arrêt en date du 21 avril 2021, la Cour a considéré que le parrainage « constitue un véritable obstacle à la liberté et au secret de l’exercice du droit de vote d’une part, et une sérieuse atteinte au droit de participer aux élections en tant que candidat d’autre part ». Il souligne que la Cour a ordonné au gouvernement du Sénégal de supprimer « le système de parrainage électoral » ; Elle a également fait injonction à notre gouvernement de soumettre dans un délai de 6 mois un rapport sur l’exécution de sa décision.
 
Une certaine prudence s’impose par rapport à l’interprétation de l’exécution de l’arrêt USL c/ État du Sénégal de la Cour de justice de la CEDEAO du 21 avril 2021 concernant la loi 2018-22 du 4 février 2018 introduisant le parrainage dans notre ordre juridique. La Cour a précisé que la loi sur le parrainage « n’a pas un caractère discriminatoire », point 84 ; elle a ordonné au gouvernement sénégalais de « lever tous les obstacles à une libre participation aux élections consécutifs à cette modification par la suppression du système de parrainage électoral » (point 105). Donc, la Cour semble condamner le mode opératoire pour filtrer les candidatures aux élections ; ce qui relève de la compétence des autorités nationales. Il convient, à cet égard, de préciser que la Cour d’Abuja récuse toute velléité d’assumer une mission de juge constitutionnel dans les États membres. La Cour ne s’immisce pas dans la manière dont les États exécutent ses arrêts. L’article 24§4 du Protocole de 2005 sur la Cour rappelle que « les États membres désigneront l’autorité nationale compétence pour recevoir exécuter la décision de la Cour ». Elle indique que ce serait contraire à sa vocation de « s’ingérer dans le processus d’exécutions de ses arrêts » (Djibril Yipene Bassole & Leone Simeon Martine, c/Burkina Faso, ECW/CCJ/JUD/25/16 du 11 octobre 2016).
 
Le maintien du « système de parrainage » ne signifie pas forcément refus d’appliquer la décision de la juridiction communautaire par l’État du Sénégal comme le prétend le professeur Ibrahima Fall. Cela n’emporte pas, pour ainsi dire, d’« illégalité internationale », d’autant plus que la Cour n’a pas censuré la loi sur le parrainage validée par le Conseil constitutionnel du Sénégal. La question soulevée par la Cour relève plus du système d’opérationnalisation de la loi que de la légalité internationale qui est amélioration continue comme on l’a vu avec les candidatures aux législatives. A cet égard, l’État du Sénégal manifeste sa bonne foi dans la logique d’appliquer les décisions de la Cour de justice de la CEDEAO lorsque cela s’avère possible matériellement et objectivement. En outre, la Cour ne peut pas se prononcer sur une loi constitutionnelle instaurant le parrainage à la présidentielle ni se substituer au Conseil constitutionnel dans l’interprétation de la loi l’étendant aux législatives. Sur ce point, le dialogue en cours avec la Cour devrait permettre de vite lever ces équivoques.
 
5. A propos de ce qu’il qualifie d’illégalité nationale, le doyen Fall écrit : « A cette illégalité internationale du parrainage, s’ajoute une illégalité nationale. En effet, le maintien du parrainage, malgré l’arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO, viole notre loi fondamentale qui, en son article 98, reconnait aux traités ou accords régulièrement ratifiés par le Sénégal une « autorité supérieure à celle des lois » nationales, ce qui est le cas à la fois pour le traité révisé de la CEDEAO et pour le protocole relatif à la Cour de justice de la CEDEAO ».
Là aussi, le raisonnement est affecté d’une erreur d’appréciation : le parrainage est depuis 2018 une loi constitutionnelle pour ce qui est de la présidentielle avant d’être étendue aux législatives par voie de modification législative du code électoral. Le principe du parrainage procède donc d’une règle de nature constitutionnelle avant d’être prolongé dans le code électoral. Or, l’article 98 de la Constitution cité par le Doyen Fall, qui reconnaît aux traités une autorité supérieure à celle des lois, ne s’applique pas à la Constitution et aux lois constitutionnelles, mais aux lois (ordinaires et organiques) comme le précise bien la loi fondamentale. En effet, cela échappe à bien des juristes : si, dans l’ordre juridique international, la supériorité des traités aux lois, y compris celles constitutionnelles, est admise, en revanche, dans l’ordre juridique interne, les traités ont une valeur supra-législative (rang supérieur aux lois), mais infra-constitutionnelle (rang inférieur à la Constitution). En effet, dans la plupart des Etats comme le Sénégal, la Constitution trône au sommet de la pyramide juridique et met en échec l’application de tout traité international qui lui est contraire. Ce qui explique l’obligation préalable d’une révision de la Constitution pour la ratification d’un traité international qui contiendrait des dispositions contraires à la Constitution.
 
6. En ce qui concerne la décision du Conseil arrêtant la liste des candidats, le doyen Ibrahima Fall s’érige contre la position du Conseil constitutionnel ayant déclaré irrecevables la liste des candidats titulaires de Yewi et celle des candidats suppléants de BBY qui ne respectaient pas les conditions exigées par la loi, en termes, respectivement, de complétude et de non-respect de la parité. Il fonde l’essentiel de son argumentaire sur l’unicité et l’indivisibilité de la liste des candidats pour le scrutin proportionnel. Sa stratégie argumentative a consisté à lister tous les articles du code qui usent du singulier en parlant de la liste nationale, mais en ayant eu l’honnêteté (et il faut le saluer) de citer un article décisif (article L 149) qui use du pluriel en indiquant les listes de titulaires et de suppléants. Cette variation rédactionnelle induit une ambiguïté de sens que seul le juge peut clarifier à partir de l’interprétation qui est, avant tout, acte de volonté avant d’être un acte de connaissance. Unicité ou dualité, solidarité ou autonomie desdites listes.
 
7. Ecrit en général par des politiques lors des concertations institutionnalisées, le code électoral contient souvent des dispositions dont la compréhension nécessite l’intervention des autorités chargées de mener les opérations électorales et, en dernière instance, de celle du juge, en l’occurrence le Conseil constitutionnel. Ce dernier ne se situe pas dans une posture de faire du bien ou du mal, de plaire ou de déplaire, mais simplement d’appliquer la Constitution, dans le sens de favoriser la participation à l’élection conformément à l’article 4 de la Constitution, mais dans le respect de la loi. Aussi, cette ambigüité rédactionnelle de ces dispositions du code électoral et de bien d’autres mérite d’être clarifiée à l’occasion de la prochaine revue du code électoral. Mais en attendant, que doit faire le juge devant des « incohérences du code électoral » ? Déni de justice ou interprétation constructive de la loi pour permettre la continuité du processus électoral dans le respect de la loi. Le Conseil a choisi le second terme de l’alternative.
 
A cet égard, il faut juste rappeler au doyen Fall que cette trouvaille jurisprudentielle n’est pas le fait du Conseil constitutionnel mais plutôt de la Cour suprême qui, dans son arrêt du 24 juin 2014, avait « limité l’irrecevabilité à la liste proportionnelle titulaire » « And Deffair Thiès » pour les élections municipales de la commune de Fandène. Il s’agit simplement d’un emprunt de jurisprudence du Conseil constitutionnel à la Cour suprême. Ce qui montre que cette solution de sauvetage des listes non affectées ou non infectées par un vice juridique n’est ni inédite, ni bizarre. Elle doit, au contraire, être saluée en ce qu’elle permet au juge de sortir de l’alternative martiale du tout ou rien en favorisant, autant que faire se peut, la participation de toutes les forces politiques à l’élection.
 
8. Une autre erreur d’appréciation résulte de ce qu’il qualifie d’autres conséquences crisogènes comme « l’impossibilité de remplacer, en cas de décès, un candidat élu sur une liste de titulaires sans suppléants, ou de remplacer, en cas de décès, un candidat élu sur une liste de suppléants ». Bien naïf est ce raisonnement qui évoque des hypothèses de fiction juridique et situationnelle car aucune liste, pas même celle du pouvoir, en cas de large victoire, ne peut, au regard de la configuration pluraliste du système politique, voir sa liste d’élus (53 pour BBY et 50 pour YAW) épuisée par indisponibilité (décès, démission), au point qu’il soit nécessaire de recourir à la liste des suppléants. En effet, à titre d’illustration, avec 50% des suffrages, la liste recueille 26 sièges et 36 à peu près à 60%. Ce qui fait qu’il lui restera encore une réserve de 17 suppléants. Il n’est jamais arrivé que lors d’une législature autant de suppléants aient été sollicités pour remplacer leurs collègues démissionnaires ou décédés. En clair, aucune liste (quelle soit celle des titulaires de BBY ou des suppléants de YAW qui, dans ce dernier cas, devient de fait celle des titulaires) ne pourrait être épuisée jusqu’à la fin de la législature. Et même si cette hypothèse de science politique fiction devait survenir à plus d’une année des prochaines législatives, rien n’empêche, alors dans l’absolu juridique, d’organiser une élection partielle au niveau national pour pourvoir les sièges vacants, bien que celle-ci ne soit expressément prévue que le scrutin majoritaire départemental.
 
9. La conclusion que le doyen Fall tire de son raisonnement est, au regard de ce qu’il qualifie d’«impasse grave qui affecte le présent processus électoral fondé sur le parrainage (…) la suspension du processus électoral et la tenue de concertations nationales inclusives en vue de l’adoption d’un nouveau code électoral consensuel, cohérent et débarrassé du système de parrainage ». Cette suggestion du Professeur Fall, habituellement pertinente dans le contexte de pays en crise profonde où il a brillamment officié comme envoyé spécial ou médiateur, ne se justifie pas dans une vieille démocratie comme le Sénégal où chaque veille d’élection est l’occasion d’annonce d’un chaos vite oublié au lendemain de la proclamation des résultats. En outre, la proposition est rendue caduque par l’évolution paisible de la situation politique et risque de ne pas avoir de souteneurs dans un contexte où la partie de l’opposition (YAW), qui contestait l’irrecevabilité de sa liste de titulaires et menaçait d’empêcher la tenue des élections législatives, a finalement décidé d’y prendre part avec sa liste de suppléants.
 
Ismaila Madior Fall
Professeur titulaire de droit public 
et de science politique de classe exceptionnelle
Université Cheikh Anta Diop