CONTRIBUTION - Il faut d’abord partir du Communiqué du conseil des ministres du 28 septembre 2022 : « Abordant la consolidation du dialogue national et l’ouverture politique, le Président de la République demande au Garde des Sceaux, Ministre de la Justice d’examiner, dans les meilleurs délais, les possibilités et le schéma adéquat d’amnistie pour des personnes ayant perdus leurs droits de vote.». Ce faisant, le ministre de la Justice, Ismaïla Madior Fall, a fait une sortie relayée par voie de presse, et dans laquelle il dit en substance ce que suit : «Pour ce qui est du cas de Karim Wade dont les partisans exigent plutôt une révision de son procès, il faut des éléments nouveaux qui montrent qu’il y a eu des erreurs dans le premier procès ».
Il dit aussi qu’objectivement, il n’a pas à sa disposition des éléments qui permettent d’envisager une révision du procès. Il dit enfin, que «le délit d’enrichissement illicite a été confirmé par toutes les juridictions. Ce sont des décisions revêtues de l’autorité de la chose jugée qu’aucun organisme, fût-il international, ne pourrait enlever». Il en conclut que : «ça, c’est évident et au moment où nous parlons, il n y’a pas d’éléments objectifs qui permettent d’envisager une révision du procès».
En réalité, avec tout le respect et l’estime que nous avons à l’égard de notre cher Ministre de la justice Ismaïla Madior Fall, il nous faut tout de même rester sur le terrain purement juridique et scientifique (et donc apolitique), et dire en toute objectivité et neutralité, qu’il commet là des erreurs d’interprétations au regard du droit pénal et de procédure pénale, du droit communautaire, et du droit international. Pourquoi ? Les raisons sont les suivantes :
1-Sur le terrain du droit pénal et de la procédure pénale : Au Sénégal, le code de procédure pénale est assez laconique, voire lapidaire, en ce sens qu’il se borne à préciser en son article 251 (Loi n° 2014-28 du 03/11/14), que : «Le président, si l'instruction lui semble incomplète ou si des éléments nouveaux ont été révélés depuis sa clôture, peut ordonner tous actes d'information qu'il estime utiles.». C’est la raison pour laquelle, afin de mieux comprendre ce que recouvre ici, le concept d’«éléments nouveaux» dans un procès pénal, il faudrait regarder le code de procédure pénale français (étant donné que, le droit pénal sénégalais est bâti sur un mimétisme du système français). Or, que dit le code de procédure pénale français au sujet des «éléments nouveaux» ? À cet égard, l’article 624-2 du code de procédure pénale français dispose : «Lorsque la commission d'instruction des demandes en révision et en réexamen est saisie d'une demande en révision en application de l'article 622, elle prend en compte l'ensemble des faits nouveaux ou des éléments inconnus sur lesquels ont pu s'appuyer une ou des requêtes précédemment présentées et saisit la formation de jugement de la cour de révision et de réexamen des demandes pour lesquelles elle estime qu'un fait nouveau s'est produit ou qu'un élément inconnu au jour du procès s'est révélé.».
Donc, quand on parle d’«éléments nouveaux», cela s’apprécie concrètement au regard de «l’ensemble des faits nouveaux». Or, aussi bien dans l’affaire Karim Wade, que dans l’affaire Khalifa Sall, il y a bel et bien des faits nouveaux indiscutables.
A-Les faits ou éléments nouveaux dans l’affaire Karim Wade
Le Comité des droits de l’homme des Nations-Unies, a déjà décidé que la condamnation prononcée par la CREI (Cour de Répression de l’Enrichissement Illicite), à l’encontre de Karim Wade viole le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, conclu à New York le 16 décembre 1966 (résolution 2200 A (XXI)), ratifié par le Sénégal le 13 février 1978, et entré en vigueur le 13 mai 1978. Cela constitue clairement «un élément nouveau», et donc, c’est «un fait nouveau», de nature à motiver ou à justifier la révision du procès de Karim Wade dans un État de droit. D’autant plus que, l’article 25 dudit Pacte rappelle aux États que : «Tout citoyen a le droit et la possibilité (…) de voter et d’être élu, au cours d’élections périodiques, honnêtes, au suffrage universel et égal et au scrutin secret, assurant l’expression libre de la volonté des électeurs.», entre autres.
B-Les faits ou éléments nouveaux dans l’affaire Khalifa Sall
Ils ont été clairement soulignés dans l’arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO n°ECW/CCJ/JUD/17/18 du 29 juin 2018, Khalifa Sall et autres contre État du Sénégal. En effet, la Cour de justice de la CEDEAO a conclu dans cet arrêt : «(…) à la violation du droit à l’assistance d’un conseil, du droit à la présomption d’innocence et du droit à un procès équitable des requérants, et dit que la détention de Monsieur Khalifa Ababacar SALL, pour une période bien déterminée, est arbitraire, et que la responsabilité de l’État du Sénégal doit y être retenue (…), lesdites violations ont causé aux requérants des préjudices ; À ce titre, la Cour juge qu’une réparation leur est due (…). La Cour estime que le montant de trente-cinq millions (35.000.000) francs CFA serait une juste réparation des préjudices subis ; La Cour décide, alors, de leur allouer ledit montant et d’en condamner l’État du Sénégal au paiement.».
Par conséquent, les éléments ou des faits nouveaux qui justifient aussi la révision du procès de Khalifa Sall et autres, sont patents. Ils sont d’une évidence qui ne devrait même pas faire débat dans un État normal. D’ailleurs, d’autres raisons juridiques encore plus solides prouvent que le procès de Khalifa Sall et autres, doit être révisé si l’État du Sénégal respecte le droit. Afin de les identifier, il faut aller sur le terrain du droit communautaire et du droit international, pour en trouver les fondements et motifs réels.
2) Sur le terrain du droit communautaire
L’Affaire Khalifa Sall et autres, est à replacer justement sur terrain du droit communautaire, en appliquant tout simplement les exigences classiques qui découlent des engagements communautaires de l’État du Sénégal. L’État du Sénégal doit savoir que, pour ce qui concerne Khalifa Sall et autres, le droit communautaire lui impose l’obligation de réviser le procès de l’intéressé, afin de respecter la primauté du droit communautaire. La primauté est une règle élémentaire du droit communautaire que l’État du Sénégal n’a jamais respecté, que ce soit sur l’arrêt de la CEDEAO à propos de Khalifa Sall, précité ; ou à propos de l’arrêt de la CEDEAO sur le rejet du parrainage à l’élection présidentielle. Or, ce qu’ignore les conseillers du président de la République Macky Sall, est qu’en raison de la primauté du droit communautaire : les droits et libertés des citoyens de la Communauté ne sauraient être affectés, par une éventuelle atteinte issue du droit interne des États membres (exemple : le droit national sénégalais), qu’il s’agisse d’une décision de justice nationale, d’une loi ordinaire ou organique, d’une loi constitutionnelle ou de la Constitution elle même, des sources écrites ou des principes généraux du droit, etc. Cette primauté s’impose à tous les actes de droit national et quelle que soit la nature de l’acte national concerné (judiciaire, administrative, législative, constitutionnelle, etc.).
La primauté s’impose aussi à tout juge d’un Etat membre de la Communauté, il y a donc une obligation pour tout juge national d’écarter de sa propre autorité l’acte national contraire au droit communautaire. Cela prouve aussi que les juges sénégalais n’ont fait ce qu’ils devraient faire dans l’exercice de leur office. Parce qu’en raison de la primauté du droit communautaire, le juge national sénégalais doit rendre inapplicable de plein droit, toute disposition contraire au droit communautaire.
Donc, la révision du procès de Khalifa Sall et autres, est une exigence de sécurité juridique, mais aussi de cohérence du système communautaire intégré. D’autant plus que, les décisions rendues par les juridictions sénégalaises dans cette affaire litigieuse, ont été sévèrement réformées par le juge communautaire de la CEDEAO. D’ailleurs, la jurisprudence communautaire est constante sur le fait que, «ce serait incompatible avec les exigences inhérentes à la nature du droit communautaire, toute disposition d’un droit national ou toute pratique législative, administrative ou judiciaire, qui aurait pour effet de diminuer l’efficacité du droit communautaire par le fait de refuser au juge compétent pour appliquer ce droit, le pouvoir de faire (...) tout ce qui est nécessaire pour écarter les dispositions législatives nationales faisant éventuellement obstacle, même temporaire, à la pleine efficacité des normes communautaires». On le regrette, mais, la primauté du droit communautaire n’est pas respectée par l’État du Sénégal. Or, la primauté est un principe fondamental du droit communautaire africain, et doit être respecté par l’État du Sénégal. Lequel ne doit pas passer par l’amnistie, mais plutôt par la révision du procès de Khalifa Sall et autres. C’est cela qui respecterait l’esprit et la lettre du droit communautaire. C’est cela aussi, qui serait conforme au droit et aux exigences d’une démocratie et d’un État de droit.
De la même manière, la Cour de justice de la CEDEAO a déjà jeté à la poubelle le parrainage aux élections présidentielles. Sur ce point aussi, l’État du Sénégal et ses juridictions internes doivent veiller à respecter la primauté du droit communautaire, en exécutant les décisions de justice communautaire. D’autant plus que, le président de la République Macky Sall est l’actuel Président de l’Union africaine, il doit donc montrer l’exemple, en allant dans le sens du respect du droit communautaire par l’État du Sénégal. En ce sens, l’amnistie est à exclure en l’espèce. Il faut donc aller vers la révision du procès des mis en cause.
3) Sur le terrain du droit international
Il y a des raisons objectives qui militent en faveur de la révision du procès de Karim Wade au Sénégal. En effet, le Comité des droits de l’homme des Nations-Unies, avait sévèrement rejeté la condamnation de Karim Wade par la CREI. Laquelle fut considérée, comme ayant porté atteinte au Pacte international relatif aux droits civils et politiques à l’encontre de Karim Wade. Même si, il faut le préciser, le Comité des droits de l’homme des Nations-Unies, n’est pas une juridiction; il relève plutôt de ce que l’on appelle communément «les mécanismes non-juridictionnels de protection des libertés publiques à l’échelon international». Toutefois, aussi bien le Conseil des droits de l’homme que le Comité des droits de l’homme des Nations-Unies, sont chargés de promouvoir le respect universel et la défense de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales, pour tous, et sans aucune distinction. Le but de ce Comité des droits de l’homme est de statuer sur des situations de violations des droits de l’homme, et d’émettre des recommandations à l’encontre des États membres. Le respect de ces recommandations par les États membres est un indice ou un baromètre, voire, un critère ou un paramètre démocratique. Étant entendu qu’en vertu de l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : «toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution».
Donc, l’État du Sénégal doit veiller à garantir le respect des droits de Karim Wade, en appliquant la décision du Comité des droits de l’homme des Nations-Unies, pour préserver au moins son image démocratique sur la scène internationale. Dans cette hypothèse, cela pourrait ouvrir la porte à la révision du procès de Karim Wade, en tenant compte de l’ensemble des décisions de justice en sa faveur à l’échelon international. D’autant plus que, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, stipule que : « (…) conformément aux principes énoncés dans la Charte des Nations Unies (…) la dignité inhérente à la personne humaine (…), l’idéal de l’être humain libre, jouissant des libertés civiles et politiques et libéré de la crainte (…) ne peut être réalisé que si des conditions permettant à chacun de jouir de ses droits civils et politiques, aussi bien que de ses droits économiques, sociaux et culturels, sont créées (…)».
PAR ALIOUNE GUEYE, ENSEIGNANT-CHERCHEUR EN DROIT PUBLIC,
ANCIEN A.T.E.R., EN DROIT PUBLIC EN FRANCE, RANG 1ER
ANCIEN PROFESSEUR/CHARGÉ DE COURS EN DROIT PUBLIC À L’UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL (CANADA)