NETTALI.COM - Comment cela a-t-il pu nous arriver ? N’avions-nous pas vu venir ? Que l’on en soit en 2024 à vivre l’amère expérience d’un report de la présidentielle après être montés sur des pentes bien dangereuses en 2023, a quelque chose de bien surprenant. 2023, une année stressante, ereintante, kafkaënne à tout point de vue qui s’est présentée sous sa toge maléfique. Le Sénégal a bien été à deux doigts de toucher le fond. L’année du feu et du sang. On aura titillé tous les fonds et expérimenté, en mode réel, ce qu’on percevait de loin, souvent, à la télévision ou sur Internet, comme aventures malheureuses de pays voisins. Les fissures qu’on voyait se dessiner sur la terre ferme, ont subitement accéléré leur travail pour se présenter comme de véritables failles, bien réelles. Failles générationnelles, cassures idéologiques, replis identitaires, apologie de la mort, lavage de cerveau, fake news, attaques des symboles religieux... Tous les ingrédients se sont assemblés - ou ont été assemblés - pour que les verrous sautent un à un.
Mais curieusement, ils n’ont pas tous sauté. Cela relève sans doute d’un miracle, comme le Sénégal sait en expérimenter. Côtoyer les abîmes sans plonger. Le miracle va- t-il se poursuivre ? Rien n’est moins sûr. Les nuages noirs qui annoncent la tempête continuent de s’amonceler dangereusement au-dessus du ciel sénégalais. Ce qui nous arrive là, a quelque chose de bien étonnant, comme si nous étions voués à ne pas apprendre de nos erreurs. Et pourquoi donc une question aussi sérieuse que le report d’une élection présidentielle n’a pu être posée que maintenant, alors que l’impasse était visible en amont ? Pourquoi nos surdoués de la politique ne perçoivent-ils le problème que maintenant, alors que la sonnette d’alarme a retenti depuis belle lurette ?
Une situation d’ailleurs pas si inédite que cela sous notre ciel sénégalais. En effet contrairement à une idée largement partagée depuis samedi 03 février avec l’abrogation par Macky Sall du décret par lequel, il convoquait le corps électoral, le report d’une élection présidentielle a bien eu lieu en 1967, sous le Président Senghor qui, après la crise de décembre 1962 (une autre époque), avait fait voter une nouvelle Constitution en 1963. L’objectif était de renforcer le présidentialisme par l’introduction d’un pouvoir de dissolution de l'Assemblée nationale par le Président de la République Senghor qui, élu pour quatre ans en décembre (63) a fait adopter une révision constitutionnelle le 20 juin 1967. L'élection prévue en décembre 67 n'avait finalement lieu qu'en février 1968.
Mais quel que soit le précédent, il reste bien étonnant qu’on en soit là. Beaucoup en étaient arrivés à critiquer le Conseil constitutionnel dans le passé, le décrivant comme une institution obéissant eu doigt et à l’œil au président de la république, mais cela n’était jamais arrivé jusqu’à certains extrêmes. Aujourd’hui, il est tout cas bien difficile de comprendre que l’institution qui symbolise le summum du pouvoir Judiciaire, le Conseil constitutionnel en l’occurrence, soit traînée dans la boue, simplement parce qu’un candidat qui aurait pu régulariser sa situation de citoyen depuis belle lurette, roupille une dizaine d’années pour ne se réveiller qu’au moment où il est assuré d’être forclos ?
Comment comprendre qu'un magistrat comme Cheikh Tidiane Coulibaly, dont l’intégrité est connue aussi bien de ses pairs que toutes les personnes renseignées sur les affaires d’État, soit attaqué de façon si abjecte, au soir de sa riche et honnête carrière ? Et pas que lui. Le magistrat Cheikh Ndiaye aussi qui portera plainte pour outrage à magistrat, entre autres, est aussi concerné. Des soupçons de corruption et de conflits d’intérêts ! Difficile d’imaginer un scénario aussi catastrophique.
Mais l’on a appris, surprise d’après coup, que les enquêteurs ont pu trouver les éléments tendant à prouver que la candidate, Rose Wardini ayant déjà validé sa candidature, garde encore sa nationalité française acquise à la suite de son mariage avec un Français. La faute à un Conseil constitutionnel n’ayant pas les moyens matériels et encore moins le temps nécessaire, malgré ses pouvoirs d’investigation, pour contrôler tout ça ! Suprême contradiction !
Difficile de savoir à partir de là sur quel pied danser puisque la chère Rose est déjà passée entre les mailles du filet, en étant placée en garde à vue, avec toutefois des charges retenues contre elle, notamment l'escroquerie au jugement, le faux en écriture authentique et publique, l'inscription sous une fausse qualité, l'inscription tendant à dissimuler une incapacité et la souscription à une déclaration inexistante sur son inégalité et sur sa présence sur une liste. Soient autant d'infractions retenues contre elle.
Karim Wade pendant ce temps, même s’il a prouvé tardivement avoir abandonné sa nationalité française, a commis la même faute. Seulement, il est à Doha et aurait dû subir le même sort, si on en croit son « bourreau » Thierno Alassane Sall. L’on croit rêver puisque l’on se trouve en plein dans une impasse, alors que les candidats ne veulent pas du tout entendre parler de report de campagne, quel que soit par ailleurs la schéma proposé.
La question est dès lors de se demander s’il faut remettre Karim Wade dans le jeu pour corriger ? Dans ce cas, le risque est grand de désavouer les juges du Conseil constitutionnel ? Faut-il exclure ou maintenir Rose Wardini ? La maintenir pourrait être vue comme une validation d’un probable parjure. L’en extraire serait annuler la décision des 7 sages. Et à supposer que la loi sur le report passe en plénière, quelle posture adopter si jamais les auditions confirment ce que beaucoup redoutent ? Et dans le cas où il s’agirait d’une montagne qui accouchât d’une souris ?
De même l’on peut s’interroger sur le sort à réserver à ces candidats qui se sont sentis spoliés dans leurs parrainages avec ces histoires de contenus de clefs usb « disparus par miracle » ou ces « personnes introuvables » dans le fichier, etc. Une situation qui a avait conduit une bonne partie de l'opinion à s'interroger sur la sincérité du contrôle du parrainage. Et d'aucuns y étaient même allés de leurs accusations contre Macky Sall en s'interrogeant sur la validation des parrainages d'Anta Babacar Ngom, du Professeur Daouda Ndiaye et de Rose Wardini, pendant que d'autres avaient été recalés.
Autant d’interrogations que suscite ce processus fait de suspicions à tous les étages. Dans tous les cas de figure, l’on est face à une impasse, si l’on n’est même pas en train de foncer tout droit dans le mur.
Ce que beaucoup redoutaient, s’est finalement produit. Le président a annoncé le report de la présidentielle, suite à une validation de la loi par le bureau de l’Assemblée nationale, suivie de la commission des lois avec un vote prévu le lundi 5 février en plénière. L’on parle d’un report de 6 mois, voire même un an avec une volonté d’une bonne partie de classe politique de ne pas accorder le moindre jour de plus lorsque viendra le moment de la passation de pouvoir à son successeur. 6 mois qui pourront toutefois se muer en 1 an en tenant compte de l'hivernage et du Magal pour tomber à 12 mois voire un peu moins.
Une posture qui peut d'autant plus se comprendre puisqu'il n’existe aucune base légale qui permette de valider ce report. Macky Sall n'a fait que prendre l'option de s’engouffrer dans la brèche d’un problème de séparation des pouvoirs entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire qui crée une crise institutionnelle de fait insolvable et dans laquelle l’exécutif n’a rien à faire. Le président de la république a alors préféré mettre les deux institutions dos à dos, abroger le décret de convocation du collège électoral en attendant de résoudre le différend. De plus, pour conforter la difficulté de trouver une base légale à cette affaire, si l'on se fie à l'article 103 de la constitution, la durée du mandat et le nombre de mandats ne peuvent être changés. De même que l'article 27 qui fixe la durée du mandat à 5 ans.
Beaucoup voient d’ailleurs dans ce procédé un moyen pour Macky Sall de jouir davantage du pouvoir qui à l’heure actuelle, n’est à y regarder de près, que source de grand stress pour lui, au moment où d’autres plus lucides y voient une volonté de sa part de faire des réglages supplémentaires avant de jeter ses troupes dans la bataille. Et Dieu sait que dans cette cohue, il existe beaucoup de candidats pour souhaiter le report, mais n’osent pas l’assumer publiquement. Surtout bon nombre de ces recalés, alors que certains d’entre eux ont choisi d'aller s’accrocher au wagon de Diomaye. Un report qui selon Abdou Mbaye, l’un des rares à le dire tout haut, permettra de « corriger les graves écarts d’injustice », accusant au passage le conseil constitutionnel d’être incompétent.
Une situation préoccupante évidemment suivie par la France et les Etats-Unis qui entendent que le Sénégal organise l’élection dans les meilleurs délais et sans incertitudes autour du calendrier pour une élection renvoyée sine die avec une proposition de dialogue pour le moment refusée.
De quoi craindre le pire surtout que les démarrages conjoints de la campagne ont été émaillés de violences, le dimanche 4 février pour s’opposer à ce report. Une situation qui n’est pas sans rappeler le 23 juin avec le fameux vote de la loi sur le ¼ bloquant finalement abandonné après des manifestations monstres de la part de l’opposition et des mouvements de la société civile devant les grilles de l’Assemblée nationale. Un lundi qui sera déterminant pour la suite.
Ce qui est clair, c’est que nous sommes à la croisée des chemins. Nous allons assurément fermer une page pour en ouvrir une nouvelle. La question est de savoir comment cette nouvelle phase d’histoire que nous allons expérimenter se présentera. Cela dépendra amplement de nous. De notre capacité à rester lucides. Mais le risque de perdre le fil, au soir du départ de Macky Sall, est bien réel.
Bien malin donc qui pourrait savoir ce qui se passera même dans les prochaines semaines. L’espace politique est habité par une surdose d’émotions qui brouille les esprits et les cœurs. On a partout chanté notre capacité à se surpasser en temps de crise, mais nous savons nous-mêmes qui nous sommes. Très prompts à critiquer et à « dégager », et frileux quand il s’agit de bien choisir. Bien souvent, la malveillance, l’esprit de ressentiment et la volonté de vengeance prennent le dessus sur la bienveillance, l’intérêt commun et l’esprit de dépassement. Ces contre-valeurs sont partout présentes dans l’espace public, alimenté de lavages à grande eau des cerveaux, les fake news, etc.
L’espace public qui devrait être celui de toutes les ouvertures est devenu celui de toutes les promiscuités, des replis identitaires et cassures générationnelles. Le prochain président aura du pain sur la planche. Mais en attendant des juristes tendent d’échafauder des moyens de sortir de cette crise en proposant des schémas à minima et à maxima. Mais pour l’heure les projecteurs sont braqués sur l’Assemblée nationale, où il est demandé de faire échouer le vote de cette loi jugée inconstitutionnelle que d’aucuns proposent déjà d’attaquer.