EDITORIAL - “La vérité parle peu, le mensonge est bavard” – Proverbe kabyle
Nous mettions en garde, dans notre dernier éditorial intitulé "Promiscuités" (édition du lundi 29 janvier 2024) contre la montée des périls. Les choses sont allées plus vite qu’on ne le pensait et la roue est sans doute partie pour tourner à une vitesse rarement expérimentée au Sénégal.
On est déjà dans la crise. Il ne sert sans doute à rien de la décortiquer, tant elle est visible dans ses nombreuses manifestations et nous la vivons tous dans notre chair. Une guerre des pouvoirs aux allures de guerre des étoiles, opposant l’Exécutif et le Législatif au Judiciaire.
Certains ont pu dire que cette crise n’a d’équivalent, dans sa densité, que celle de 1962, lors de laquelle on a assisté à de féroces bras de fer (Assemblée nationale contre présidence du Conseil) et des ego (Senghor contre Dia). À notre avis, la situation présente est beaucoup plus complexe et sans doute plus dangereuse.
Faut-il se rappeler qu’avec une population totale de 3,2 millions d’habitants en 1960, on a aujourd’hui pu multiplier ce nombre par six, en 63 ans. Et rien que celle de Dakar en 2024 dépasse le total national de la population de l’époque. Lorsqu’on met sur la balance la donnée Jeunesse (75 % de la population ont moins de 35 ans, selon l’Agence nationale de la statistique et de la démographie - ANSD), on peut bien dire qu’on n’est plus tout à fait dans le même pays. Ce seul élément peut servir de grille paradigmatique pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui.
L’engrenage démographique n’est malheureusement pas le seul élément explicatif, puisque nous savons aussi dans quel environnement nous baignons, avec un pays comme le Mali, ombilicalement lié (du point de vue de l’histoire et de la géographie) au Sénégal, dans un Sahel en lambeaux, du fait à la fois du djihadisme et de l’effondrement continu du système hérité de la colonisation. Le Mali et le Burkina Faso ont vu la rue s’embraser avant que l’armée ne prenne le pouvoir.
Que dire de la position de l’ancienne puissance colonisatrice, la France, en perte de vitesse un peu partout en Afrique. Si elle pouvait arbitrer de façon décisive, dans les premières années de l’époque post-coloniale, elle ne tient plus aujourd’hui toutes les ficelles ; position qui la condamne, tel un funambule, à un jeu d’équilibriste difficilement tenable.
Mais est-il besoin de lister les cordes qui se sont cassées au fil du temps ? À quoi bon énumérer comme une suite mathématique des chiffres et des "vérités" pour en arriver au même point : la case à problèmes ? Malheureusement, on ne fait que cela au Sénégal. Et mal ! Un des soucis de notre intelligentsia, spécialiste du détricotage des équations, même à mille inconnues, c’est l’aisance, le confort, la légèreté qui dénotent une crise de l’intellectualité, nous rappelant une certaine misère de la pensée, pour paraphraser l’autre. Comme un médecin qui, face à une pathologie dont il ne comprend pas les symptômes, s’enferme dans ses livres, jusqu’à ce que mort du patient s’ensuive.
Une de ces vérités mortelles, terriblement simplificatrice, c’est de décréter, du haut de sa chaire : "Tenez donc, le responsable de toute cette situation, c’est Macky Sall !" Sentence simpliste pour régler un problème souvent même mal posé. Et ces "nouveaux maîtres de la vérité", professeurs, agrégés, docteurs, experts en toutes sciences, doués en écritures ou en paroles bien tournées, estiment qu’ils peuvent tout faire avaler au peuple, qu’ils regardent de haut, pourvu simplement de bien rouler la batterie.
Il est bien sûr vrai que le président Macky Sall a une grande part de responsabilité dans le raidissement actuel. Mais pourquoi Dieu, serait-il le seul orfèvre de la crise présente ? A-t-on réellement sondé l’impact de la "gatsa- gatsa" formula dans ce qui nous arrive ? Qui est le prophète de la déstructuration totale du vocabulaire politique au point qu’il se résume en concours d’insanités et de vulgarité outrancière ?
Qui a invité la "Grande muette" dans le jeu bavard de la politique en l’insultant et en lui promettant la Géhenne le jour J ? Et comment espérer que des officiers supérieurs, dont l’honneur est le credo, puissent après cela vous gratifier d’un baiser d’amour ?
Toutes ces questions sont interdites sur la place. Le discours est devenu... unilatéral. Il faut dire le mot qui plait, avec les phrases qui vont avec pour paraître intellectuellement, socialement, politiquement correct. Sexy !
On peut reprocher beaucoup de choses au président Sall, dont le fait de s’être acharné sur le fonctionnaire des impôts et domaines que fut Ousmane Sonko, au point qu’il a rapidement gagné en robustesse. On peut même admirer la fibre souverainiste et panafricaniste de ce dernier, car qui aime les siens, travaille forcément à les rendre les plus indépendants, plus prospères et plus heureux. Discours et engagement souverainistes qui ne datent pas d’aujourd’hui, si l’on pose correctement le problème. Car bien avant Sonko, dans la solitude de leurs combats, des hommes et des femmes, surtout de la Gauche, ont payé de leur vie leur engagement en faveur d’une plus grande autonomisation de nos économies.
Mais une chose est de dire cela, une autre est de lui faire reconnaître qu’il a commis des erreurs (de jeunesse ?) qui l’ont écarté, pour l’instant, de la course à la magistrature suprême. Et la perspective de rechange proposée semble poser plus de problèmes qu’elle n’en résout.
Il faut faire très attention à la suite des événements. Il y a trop de raidissement, disons même de radicalisation des acteurs, et il y a urgence à se parler très sérieusement les yeux dans les yeux, en ayant comme baromètre le souci du pays. Dans le contexte actuel, toute faiblesse de la part des acteurs, surtout politiques, se paiera cash.
Le Sénégal est encore respecté et étonne toujours le monde par sa capacité à renaître, à se transcender quand des périls assombris- sent son horizon. Espérons, contre vents et marées, qu’il continuera à tenir son rang. Sinon, d’autres forces, pas forcé- ment populaires, s’empareront, comme au Mali et au Burkina, du pouvoir.
Ce serait, le ciel nous en conjure, le début des grands regrets !