NETTALI.COM - En 64 ans de vie politique et institutionnelle, les députés sénégalais ont voté une dizaine de projets et propositions de lois d’amnistie, le dernier étant celui que l’Assemblée nationale va examiner, mercredi, en séance plénière.
L’adoption de ce projet de loi permettra de couvrir tous les faits, susceptibles de revêtir la qualification d’infraction criminelle ou correctionnelle, commis entre le 1er février 2021 et le 25 février 2024 et rapportant à des manifestations ou ayant des motivations politiques, a-t-on expliqué dans l’exposé des motifs de ce projet de loi.
A l’ouverture du dialogue qu’il a initié, les 26 et 27 février, le président Macky Sall justifiait cette loi d’amnistie générale, en disant qu’elle s’inscrit dans un esprit de réconciliation nationale.
Selon le décret présidentiel, cette amnistie concerne "tous les faits, susceptibles de revêtir la qualification d’infraction criminelle ou correctionnelle, commis entre le 1er février 2021 et le 25 février 2024 tant au Sénégal qu’à l’étranger, se rapportant à des manifestations ou ayant des motivations politiques y compris celles faites par tous supports de communication, que leurs auteurs aient été jugés ou non”.
Si une partie de l’opinion publique, notamment des intellectuels, des universitaires et des leaders politiques se sont élevées contre ce mécanisme juridique, appelant d’abord à faire justice pour situer les responsabilités, les lois d’amnistie, dans leur esprit, sont définies comme étant des lois de pardon et d’oubli qui profitent entièrement à des sociétés qui vivent de violents clivages qu’il leur faut dépasser et ne sont votées qu’exceptionnellement.
"Puis-je voter une loi d’amnistie avant de savoir ce qui est arrivé à Didier Badji ? En général, une loi d’amnistie est votée après tous les jugements. Vérité d’abord et puis pardon peut-être ensuite. J’attends le projet de loi d’amnistie pour donner mon avis’’, a réagi par exemple l’opposant et député Guy Marius Sagna sur son réseau social Facebook à l’annonce de ce projet de loi.
L’adjudant-chef de la gendarmerie, Didier Badji, en service à l’Inspection générale d’Etat est porté disparu depuis le 18 novembre. Il était au moment de sa disparition, avec le sergent Fulbert Sambou dont le corps a été repêché en mer, en poste au service des renseignements.
Dans un manifeste réunissant plus de 200 signataires et rendu public le 1er mars dernier, le Collectif des universitaires pour la démocratie (CUD) dit alerter sur les dangers de la loi d’amnistie générale annoncée par le chef de l’État, Macky Sall. Pour ces intellectuels, effacer les crimes du passé reviendrait à bafouer la mémoire des victimes et à fragiliser les fondements de l’Etat de droit. Refuser l’oubli forcé est la seule voie pour respecter les principes républicains, indiquent-ils.
Des délits et infractions politiques pour l’essentiel
L’éventuelle validation par les parlementaires d’un projet de loi ayant pour objet l’amnistie des infractions consécutives aux manifestations politiques interroge notre rapport à l’Histoire. (…) D’un point de vue anthropologique, l’existence programmée de cette loi amnistiante questionne nos rapports au Réel, écrivent les auteurs de la tribune en faisant allusion à ce projet de loi adopté mardi par la commission des lois de l’Assemblée nationale.
La loi d’amnistie de 1967, avec son caractère rétroactif sur l’ancien président du Conseil du gouvernement Mamadou Dia, gracié en 1974 après 12 ans de détention, et celle de 1991 relative à la question casamançaise de 2005 ont marqué les esprits. Il n’en demeure pas moins que ce mécanisme juridique a été également mis en branle pour la première fois dans l’histoire politique et institutionnelle du pays en octobre 1960.
La loi d’amnistie a été aussi initiée en 1964, en 1967, en 1981, en 1988, en 2004.
Dans un rapport de l’Assemblée nationale datant de mars 1961, il est dit que l’amnistie de 1960 concernaient les incidents survenus à Tivaouane en juin 1959 et ceux de Fatick du mois de juillet 1960.
L’Ordonnance numéro 60-032 du 18 Octobre 1960 portant amnistie ‘’des évènements regrettables étant survenus à Tivaouane et à Fatick les 20 Juin 1959 et 28 Juillet 1960 le Gouvernement a cru devoir amnistier les infractions commises au cours ou à l’occasion de ces évènements’’, peut-on lire dans ce document. Il parle d’une ‘’amnistie spéciale de circonstance’’.
Trois ans plus tard, une autre loi d’amnistie visant des atteintes à la sûreté intérieure et extérieure de l’Etat a été adoptée en janvier 1964.
Cette loi exprime ‘’la volonté de rechercher la paix tant sur le plan intérieur que dans les relations avec l’extérieur. Elle juge opportun de prendre des mesures d’apaisement et d’oubli à l’heure où le Gouvernement Sénégalais a acquis une puissance politique suffisante’’, renseigne le professeur de droit à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, Meissa Diakhaté.
Dans un article publié sur le site internet du Centre de recherche, d’expertise et de formation sur les institutions constitutionnelles, les administrations publiques, la gouvernance financière et la légistique en Afrique (CERACLE), il fait également référence à loi d’amnistie du 24 Février 1967 qui visait l’atteinte à un ‘’intérêt politique de l’Etat ou à un droit politique des citoyens’’.
L’universitaire fait aussi référence à celle de mars 1976 devant couvrir les crimes et délits politiques commis entre le 25 février 1967 et le 31 décembre 1975. Cette loi n’est pas sans rappeler ce qu’il était convenu d’appeler l’affaire du président Mamadou Dia et de ses quatre ministres (Valdiodio ndiaye, Ibrahima Sarr, Joseph Mbaye, Alioune Tall). Graciés et libérés par Léopold Sédar Senghor en mars 1974, ils seront amnistiés en avril 1976, un mois avant le rétablissement du multipartisme au Sénégal.
Il s’en suivra également la loi d’amnistie de mai 1981 devant couvrir essentiellement les délits commis pour des motifs politiques entre le 31 décembre 1975 et le 31 décembre 1980.
Cette énième initiative d’une loi amnistiante avait la particularité de se limiter aux seuls délits politiques et par conséquent n’avait pas de compétence sur les faits de corruptions et de détournements de deniers publics. Le vote de cette loi en juillet 1981 coïncidait notamment avec la création de la Cour de Répression de l’Enrichissement illicite (CREI).
La question casamançaise
Sa circonscription aux infractions liées à des activités politiques se justifiait par le fait, disait-on, du contexte de prélèvement exceptionnel de solidarité nationale au profit du monde rural et de l’importance que le Gouvernement attachait à la lutte contre les infractions portant une atteinte grave à l’économie nationale.
Si la loi d’amnistie a été généralement mise en branle au sortir de contextes électoraux très souvent marqués par des événements politiques tragiques, elle a toutefois été initiée en 1988, en 1991 et en 2004 pour des délits en lien avec le conflit en Casamance survenu en décembre 1982.
Docteur en Histoire moderne et contemporaine, Mamadou Yéro Baldé, renseigne que la loi d’amnistie de juin 1988 visait essentiellement les infractions criminelles ou correctionnelles commises entre le 1er janvier 1982 et le 31 juillet 1987, en relation avec les événements dits de Casamance. Cette amnistie était également élargie aux événements politiques survenus à l’occasion de la préparation des élections de 28 février 1988.
Enseignant-chercheur au département d’Histoire et de Géographie de la faculté des sciences et technologies de l’éducation et de la formation (FASTEF, ex. ENS) de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, le docteur Baldé souligne également que la loi amnistiante de juillet 1991 s’est aussi inscrite dans le même sillage, relatif aux crimes et délits en lien avec les évènements dits de Casamance. Elle devait couvrir les infractions criminelles ou correctionnelles relatives notamment à l’importation, à la fabrication, à la détention et au transport, aux explosifs ainsi que tous engins meurtriers ou incendiaires, que leurs auteurs aient été jugés définitivement ou non, et commises entre le 19 mai 1988 et le 8 avril 1991.
Dans son article intitulé ”Décentralisation et enjeux politiques. L’exemple du conflit casamançais (Sénégal)”, publié en 1998, le chercheur Hassane Dramé évoque deux faits majeurs ayant motivé l’amnistie de 1991.
L’universitaire parle notamment de l’échec de la politique du tout militaire et du tout répressif ainsi que la radicalisation à partir de 1990, d’une partie du MFDC (Mouvement des forces démocratiques de Casamance, rébellion) du fait du contexte défavorable et de l’affaiblissement intérieur et extérieur de l’État sénégalais.
Au plan interne, la libération l’année précédente de l’Abbé Diamacoune Senghor et l’amnistie des principaux responsables du MFDC avaient permis de réorganiser le mouvement indépendantiste. Par ailleurs dans la même période, le Sénégal se relève d’une crise politique très tendue suite à la contestation par l’opposition des élections de 1988, renseigne M. Dramé.
Arrivé au pouvoir en mars 2000 à la faveur de la première alternance politique, le président Abdoulaye Wade qui avait promis de régler ce conflit en cent jours, a aussi initié une loi d’amnistie pour le dossier de la Casamance en juillet 2004, selon toujours l’universitaire Mamadou Yéro Baldé.
Le président Wade justifiait cette initiative par le fait qu’il souhaitait que toutes les forces vives de la Nation s’impliquent dans le seul combat qui vaille, celui de faire de notre pays, dans les meilleurs délais, un Sénégal émergent entretenu par une solidarité nationale dans le cadre du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD), qu’il avait initié, en 2001, avec ses homologues Sud-africain et Nigérian, respectivement Thabo Mbéki et Olusegun Obasanjo.
La dernière loi d’amnistie connue dans l’histoire politique et institutionnelle du Sénégal date février 2005. Il s’agissait d’un texte d’origine parlementaire qualifiée à l’époque des faits de loi scélérate, tendant à absoudre les actes criminels dont l’assassinat du juge Babacar Seye.
La Loi Ezzan, passé à la postérité sous l’appellation de son initiateur, Ibrahima Isidore Ezzan, député du Parti démocratique sénégalais (PDS) fait partie de celles qui ont marqué les esprits au Sénégal.
Elle visait notamment à amnistier de graves infractions en lien avec les élections générales ou locales ayant eu une motivation politique, situés entre le 1er janvier 1983 et le 31 décembre 2004 que leurs auteurs aient été jugés ou non et qui effaça entre autres, de la mémoire du greffe, l’assassinat du juge constitutionnel Me Babacar Sèye intervenu en 1993, rappelle le professeur de droit Meissa Diakhaté.
Selon cet universitaire, le Conseil constitutionnel avait déclaré que l’article 2 de la loi est non conforme à la Constitution, considérant que l’article 2 de la loi, en poursuivant un objectif de protection des intérêts d’une famille et les proches du défunt Babacar Sèye, Vice-président du Conseil constitutionnel, vise un but différent de celui pour lequel compétence a été conférée au législateur.
Il rappelle qu’à l’époque, le Conseil notait que c’est dans un but d’apaisement politique ou social que le législateur doit rechercher, dans l’exercice de la compétence que la Constitution lui reconnaît en matière d’amnistie, l’oubli de certains faits par l’effacement de leur caractère répréhensible.
Suite à son adoption en Conseil des ministres mercredi dernier, les membres de la Commission des lois, de la décentralisation, du travail et des droits humains de l’Assemblée nationale ont examiné ce mardi le projet de loi portant adoption d’une amnistie générale des faits en lien avec la politique entre février 2021 et février 2024.
Sa validation par le Parlement fera de ce mécanisme juridique sa dixième mise en branle en soixante-quatre ans de vie politique et institutionnelle.
Le professeur de droit public à l’UCAD, Meissa Diakhaté note que la seule différence par rapport aux initiatives précédentes se trouve “au niveau des contextes”.
L’universitaire faisait notamment allusion à certaines idées et formulation du projet de loi qui figuraient dans les amnisties antérieures. Il s’agit de l’expression “sont amnistiés de plein droit” (1976), “infractions commises par tous les moyens de diffusion publique” (1981). L’idée selon laquelle “les auteurs aient été jugés définitivement ou non” est également apparue dans la loi amnistiante de 1991, précise-t-il.