NETTALI.COM - Officier à la retraite, le colonel Abdoul Aziz Ndaw s’est reconverti dans les questions de sécurité nationale et transnationale qu’il analyse dans des publications. La dernière en date, ‘’Sahel, terre des conflits’’, est éditée par L’Harmattan. Dans cet entretien avec ‘’EnQuête’’, l’ancien haut com- mandant en second de la gendarmerie nationale explique les causes, défis et enjeux sécuritaires dans l’espace sahélien. Il évoque particulièrement les périls qui guettent le Sénégal, tout en se disant optimiste pour le pays.
Vous venez de sortir un ouvrage, ‘’Sahel, terre des conflits’’, édité par L’Harmattan. Au-delà de votre motivation d’officier s’intéressant aux questions de sécurité, qu’est- ce qui vous pousse à vous intéresser à ce qui se passe dans le Sahel ?
Depuis ma retraite des forces armées sénégalaises en 2015, je me suis reconverti en consultant international sur des préoccupations sécuritaires, de défense, sur les problèmes des armes légères et de petits calibres. À ce titre, je suis un expert appelé par les services de l’Union européenne, l’Union africaine et par certaines organisations pour ces problèmes-là. Je donne des formations dans le Sahel. Je fais aussi des audits et des évaluations. Le dernier poste que j’ai eu à occuper est celui d’expert pour l’Union africaine au Tchad, pour accompagner le gouvernement de la transition. J’avais en charge la réforme de l’armée tchadienne, de la démobilisation des rebelles tchadiens.
Le Sahel est très vaste, mais vous, vous le réduisez à quelques pays dans votre livre en excluant la Libye et le Maroc, par exemple. Mais on reste dans une zone vaste et complexe. Comment parvenez- vous à saisir les réalités complexes qui sévissent dans ces zones ?
J’ai essayé de définir le Sahel dans le livre. Dès le départ, il y a ce que j’appelle les États sahéliens. Je dis que j’ai essayé, parce qu’effectivement, il est très difficile de situer géographiquement le Sahel. Le Sahel peut se définir avec plusieurs critères.
D’abord, ce sont les pays limitrophes au sud du Sahara, en excluant tout ce qui est au nord du Sahara, donc le Maghreb. C’est une ligne qui va de la Mauritanie à la Somalie. Ensuite, le Sahel se définit par un ensemble de populations qui sont des populations de la savane et qui n’ont rien à voir avec les populations des forêts. Le Sahel comprend et des pays et des régions de certains pays. Comme c’est le cas au Sénégal dont une partie du pays est dans le Sahel. Il en est de même pour la Côte d’Ivoire, le Togo et le Bénin.
Il y a des pays, par contre, qui sont entièrement dans le Sahel comme le Mali, la Mauritanie, le Tchad. Le troisième critère est que le Sahel est constitué de pays musulmans. Ce sont des pays qui ont eu des relations avec l’islam ou fortement islamisés.
Au Tchad, par exemple, la moitié de la population est chrétienne et l’autre moitié, notamment celle habitant le nord, est musulmane. Les pays du Sahel ont des relations continues aussi avec les pays du Maghreb à travers des échanges commerciaux. Le Sahel c’est aussi un ensemble de pays colonisés par la France. Il y a une influence française dans le Sahel. Il y a plusieurs autres critères, dont le climat qui conditionne l’élevage et l’agriculture. Le Sahel a aussi un sous-sol particulièrement riche en minerais, en pétrole et en gaz. Il y a du tout dans le Sahel.
Il y a donc un ensemble de critères qui permettent d’identifier les pays du Sahel.
La zone est devenue très instable, depuis quelques années. Vous semblez dire dans votre livre que ce qui s’y passe actuellement est consécutif à la crise libyenne. Est-ce cela ?
Non ! D’ailleurs, le titre l’indique bien. J’aurais pu dire ‘’Sahel, terre de conflits’’, mais c’est intitulé ‘’Sahel, terre des conflits’’, car les conflits sont antérieurs à la crise libyenne. Dès le départ, le Sahel est marqué par des conflits. Dans le premier chapitre du livre, je parle du ‘’Sahel, terre de rébellion’’. Avant la crise libyenne, il y a eu des rébellions dans le Sahel : la rébellion touarègue au Mali et au Niger, la révolution des Toubous au Tchad. Depuis les indépendances, ces rébellions ont existé dans le Sahel. Même la rébellion casamançaise peut être traitée dans le même chapitre. Il y a des problèmes ethniques, intracommunautaires dans le Sahel. Il y a également des problèmes entre les agriculteurs et les éleveurs. Il y a toujours eu des conflits.
Maintenant, c’est la crise libyenne qui a accentué les conflits existants déjà dans la zone. Cette crise lui donne des dimensions plus graves, un caractère international et rend la situation plus complexe.
Vous expliquez que c’est ce qui déclenche la naissance de certains mouvements ?
Oui, parce que ce qui s’est passé, il faut aller le chercher dans la structure de l’État libyen. Pendant 40 ans, le président Kadhafi a basé son système sur deux réalités : les femmes (l’émancipation des femmes dans le monde arabe, on la doit à Kadhafi ; les femmes militaires, c’est une image de la Libye) et les Noirs. Kadhafi avait une armée constituée de Noirs. Je me rappelle être parti en Libye dans les années 1990, alors que j’étais dans les services spéciaux, mais il y avait 60 % de cette armée qui était constituée de Noirs. Kadhafi avait recruté des gens des pays du Sahel. Il leur a donné la nationalité libyenne et en a fait des militaires. Quand la crise éclate, les Libyens s’en prennent à ces militaires noirs. Ils sont alors un peu perdus avec la perte du pouvoir et ont essayé de se retrouver et se renouveler. Les pays du Maghreb sont assez structurés et ont assez de moyens. Donc, ces gens n’ont pu avoir accès à l’Algérie, la Tunisie ou l’Égypte. Au Tchad et au Niger, il y avait l’armée française déjà. Donc, le maillon le plus faible était le Mali. Ces ex-militaires du gouvernement de Kadhafi ont pu se retrouver au Mali. Avec la rébellion touarègue qu’il y avait au Mali, l’immense espace que ne contrôlait pas l’armée malienne et le coup d’État (Amadou) Sanogo, ils ont pu s’engouffrer au Mali. Il y avait une situation et ils l’ont aggravée. Heureusement que le président (François) Hollande, par l’opération Serval, est arrivé à arrêter cette horde.
Est-il vrai que sans l’opération Serval, les terroristes seraient entrés dans Bamako et auraient pris le pouvoir ?
Ah si ! Si les Français, à travers l’opération Serval, n’étaient pas intervenus, je pense que même le Sénégal, la Guinée et tous les pays du Golfe de Guinée auraient pu être balayés. Ça, c’est sûr. L’opération Serval a pu arrêter la horde.
Aujourd’hui, la France est en net recul dans ces pays et même dans le nôtre. Cette situation serait-elle consécutive à ce que vous venez de décrire ?
Il y a plusieurs problèmes avec la France. Il y a d’abord des problèmes internes à nos pays. Il y a ce qu’on appelle le rétrécissement du monde ; ce qui permet à notre jeunesse d’être au courant de ce qui se passe dans le monde à la minute près. Ils veulent accéder au bien-être comme tout le monde, que cela soit dans la mode, leur façon d’être, etc. C’est une réalité dont il faut tenir compte. Est-ce que nos gouvernements ont bien compris ces phénomènes ; répondent-ils à toutes les attentes de la jeunesse ? Cela pose problème. Cette jeunesse voit aussi dans la mainmise de la France dans leurs pays la source de leur misère. Elle se rend compte que malgré les richesses de l’Afrique, le continent ne décolle pas, n’émerge pas. Ils veulent aussi profiter des richesses de l’Afrique. Ça, c’est le premier problème.
Deuxièmement, la France a toujours pu, par des politiques africaines, tenir les pays. D’abord, tous les mouvements progressistes qu’il y a eu, comme celui de Sankara, ont été combattus par la France. Elle n’a pas hésité sur ce point. On a vu comment Sankara a été assassiné. On a vu les problèmes qu’il y a eu en Côte d’Ivoire. Il n’y a qu’au Sénégal qu’on a pu avoir des alternances équilibrées que la France a pu accompagner. Dans d’autres pays, cela s’est traduit par la violence.
On a vu, par ailleurs, ce qui s’est passé au Togo, par exemple, où le fils a remplacé le père. Même scénario au Gabon. Au Tchad, à la mort du maréchal (Idriss Déby Itno), il est remplacé par son fils. Mais Macron est là, il y a sa bénédiction et les jeunes le savent. Il y a également le problème du franc CFA. Je ne rentre pas dans le débat du pour ou contre le franc CFA. Pour moi, c’est symbolique. Franc des colonies françaises d’Afrique, on a dépassé ça. On a vu l’eco, la monnaie ouest-africaine, comment on allait mettre cela en place. Les gens ont senti qu’il y avait du sabotage. Quand Macron va en Côte d’Ivoire et parle à Ouattara, est- ce que les présidents de l’UEMOA sont au courant de ce qui s’est passé ? En tout cas, on ne parle plus d’eco. Les Nigérians, les Ghanéens et autres n’en parlent plus.
Troisièmement, l’armée française est un élément essentiel de cette politique française en Afrique. Mais cette armée a échoué dans le Sahel. Autant je salue l’opération Serval, autant l’opération Barkhane est décriée. Les Maliens ne s’y sont pas retrouvés. Ils n’ont pas vu une victoire contre les rebelles. Ça aussi c’est dû à la politique française qui voulait dissocier les rebelles des terroristes. Il y a un imbroglio qui ne correspond pas aux normes et reproché à la France.
Il y a aussi des actions de puissance. Le Sahel est riche. La France a toujours eu, depuis la Guerre froide, autorité sur les problèmes de l’Afrique, surtout de l’Afrique occidentale et du Sahel. Tous les pays de l’Occident avaient accepté cette mainmise de la France et n’ont jamais remis cela en cause. Que cela soit les USA ou les pays de l’Union européenne. Aujourd’hui, la France fait face à l’attaque d’autres puissances en Afrique. Il y a la Chine qui intervient dans le pré carré français.
Au Sénégal, la plupart de nos grands investissements structurants sont faits par les Chinois. Il y a également les Turcs. La France, en s’opposant à l’entrée de la Turquie à l’Union européenne, s’est faite un ennemi : Erdogan. Il ne lâchera plus la France et va la trouver dans son pré carré. Enfin, il y a la Russie. Dans la guerre l’opposant à l’Ukraine, le pays qui s’attaque plus à la Russie, c’est la France. La Russie contre-attaque en Afrique, par Wagner.
L’Afrique et le Sahel sont donc devenus le théâtre de conflits des puissances étrangères...
Oui ! D’ailleurs, même les USA qui avaient laissé la France agir, sont de retour parce qu’il y a la Russie et la Chine. Les USA se demandent si la France a les moyens de s’opposer à ce qui se passe.
Selon vous, la France a-t-elle les moyens de le faire ?
Non, la France n’a pas les moyens de faire face. Non seulement il y a l’histoire qui ne le lui permet pas, mais en France même, il y a des problèmes. Avec l’immigration, le Front national a gagné du terrain en France. Les figures du Front national, que ce soit Zemmour ou Marine Le Pen, tapent sur les Africains. Nous Africains aussi, nous disons : ‘’On reste chez nous et vous restez chez vous.’’
Il n’y a plus d’hommes politiques français comme De Gaulle, Chirac qui puissent tenir un discours apprécié par l’Afrique. Le discours, maintenant, est raciste. Il y a un problème de leadership politique en France. Macron, à un moment donné, comprenait ce qui se passait. Il a voulu même faire évoluer les relations. Mais les intérêts économiques, les intérêts de puissance le lient et les Africains n’ac- ceptent plus ces intérêts de puissance.
Mais qu’est-ce qui peut expliquer l’acceptation de la Russie, par exemple, par certains pays au moment où ils rejettent totalement tout de la France sous le prétexte d’une nouvelle indépendance et d’un certain nationalisme ?
Actuellement, ce qui est intéressant, c’est qu’il n’y a jamais eu de meilleurs moments pour l’Afrique de se libérer. Il y a des problèmes de puissances qui se mettent en place. J’en vois cinq autour du gâteau. Il y a la France qui ne lâche pas. Si on suit RFI ou France 24, on se rend compte que la France est dans une dynamique de détruire les régimes qui sont contre, ceux issus de coups d’État. La France les accuse de violer les Droits de l’homme. Il y a un combat entre la France et le Mali qui a poussé ce dernier à se passer des services de l’ONU, parce que la France veut, sous le prétexte du respect des Droits de l’homme, mettre en cause le gouvernement malien. On a la Russie ; les Maliens lui exigent un partenariat clair. La Russie permet au Mali d’acquérir des armes, le défend. Ce sont des jeux de puissance. Le Mali joue un partenariat pour sa sécurité. Il acquiert des moyens de défense. Le Mali est un pays pauvre qui n’a pas les moyens, mais qui profitent des conflits géostratégiques entre les puissances pour acquérir des armes et être à même de se défendre quand il le faut.
Les USA, qui ont compris le jeu, n’ont pas suivi la France. L’ambassadeur des USA a été le premier à aller présenter des lettres de créance à la junte. Aujourd’hui, le Maroc a ouvert ses frontières aux pays de l’Azawad. Il faut y voir une main tendue des Américains aux pays du Sahel. Les Algériens sont avec les Russes. C’est ce qui alimente d’ailleurs le conflit Mali-Algérie, parce que ce sont les Américains qui proposent aux pays du Sahel un partenariat gagnant- gagnant. L’Allemagne, l’Italie et l’Espagne sont contre la politique française et mettent, dans le cadre de l’Union européenne, d’autres politiques.
Donc, il y a tout un système qui est en train d’être mis en place. Aux Africains de trouver leur place et d’établir des partenariats solides, des partenariats gagnant-gagnant dont pourraient profiter les populations.
Et le Sénégal dans tout cela ?
Le Sénégal est à la limite du Sahel. Nous avons un État assez organisé. Nous avions une armée et une magistrature solides. C’était les deux piliers de notre État. Jamais, dans leur histoire, les magistrats n’ont été autant décriés. Jamais il n’y a eu autant d’outrages à magistrat. Ce sont des choses qu’il faut lire, tout comme la remise en cause de certains systèmes. Il faut que le Sénégal reste un pays de droit. Je suis déçu quand on me parle de problème de corruption au niveau du Conseil constitutionnel. Ce serait l’effondrement de l’État sénégalais. Il y a 10 ans, j’ai écrit sur l’armée. Quand je parlais de l’honneur de la gendarmerie, c’était pour lutter contre la corruption et certaines choses. Si ce genre de choses envahit l’armée, ce n’est pas bon. C’est le combat. Ce sont ces effondrements qui font le terreau... Les jeunes qui prennent les pirogues pour aller en Espagne ou ailleurs, personne ne leur a donné des armes. Supposez le contraire, qu’on leur donne des armes, qu’on leur donne d’autres espoirs. C’est ça le terrorisme. Le seul moyen de lutter contre le terrorisme, c’est la bonne gouvernance.
La bonne gouvernance et la responsabilité des hommes politiques, vous voulez dire ?
Oui, pendant longtemps, ce pays reposait sur des valeurs, ce qui a fait que notre Administration était respectée ainsi que notre diplomatie. On a les meilleurs diplomates africains. Notre armée a écrit des pages et des pages d’histoire. Il en est de même pour nos magistrats qui ont été dans toutes les cours internationales et les tribunaux internationaux. On avait quelque chose à vendre. Si nous perdons cela aujourd’hui, c’est parce qu’il y a des politiques qui ont pu vendre d’autres chimères à ces gens-là : l’argent facile, le trafic de drogue, les immeubles, etc. Mais ceci remet en cause notre sécurité et notre stabilité.
Vous êtes optimiste pour l’avenir du Sénégal ?
Ça dépend. On va vers une élection. Nous avons une chance. D’abord, je pense que l’élection va se dérouler normalement. J’ai confiance au ministre de l’Intérieur (Mouhamadou Makhtar Cissé). C’est un enfant de troupe. Son problème, c’est de servir. Il a traversé des moments dans ce pays. Il a une histoire, un fanion. Je ne pense pas qu’il puisse laisser ternir son fanion pour une quelconque raison. On est dans la même dynamique. Il croit en quelque chose : ‘’Savoir pour mieux servir’’ (NDLR : devise du Prytanée militaire). Et cela, pour moi, c’est important. Je suis heureux que le hasard ait fait que ce soit lui le ministre de l’Intérieur chargé des élections.
Notre ministre des Finances est également un enfant de troupe. Il arrive à régler nos problèmes budgétaires. Cela fait une dizaine d’années que cette personne est là. Il tient les bourses. C’est difficile, mais il le fait. Quand on a des éléments comme ça, on est heureux que les choses se fassent. Et on a aussi le chef d’État-major. Ce qui s’est passé dans le pays ces derniers temps, si c’était dans d’autres pays, l’armée aurait pris le pouvoir. Mais nous avons une armée responsable, républicaine. Nous avons un chef d’État-major qui est réellement au- dessus de tout ça et c’est un enfant de troupe aussi. Ces trois piliers nous permettent réellement de passer tout ceci. J’ai bon espoir.