NETTALI.COM - Le placement des ministres sous l’autorité directe du Premier ministre a soulevé des vagues. On a parlé de danger, ou encore de basculement vers un régime parlementaire. Constitutionnalistes et juristes se prononcent.
La polémique était vite retombée. Au lendemain de sa prestation de serment, l’info selon laquelle le président de la République Bassirou Diomaye Faye envisageait de renforcer les pouvoirs de son Premier ministre (Pm) Ousmane Sonko a été agitée. Spécialistes du droit, constitutionnalistes avaient émis des réserves. Puis, plus rien. Mais, début avril, avec la publication des décrets relatifs aux attributions des ministres du Gouvernement, le rôle du Premier ministre se trouve plus important. Désormais tous les ministres sont placés sous l’autorité directe du Premier ministre. La controverse a repris. Pourtant, rien de nouveau sous nos cieux. Un petit fact-checking effectué par le journal Bés Bi dans son édition d’hier, a permis de découvrir que le fait que les ministres placés sous l’autorité du Premier ministre n’est pas une nouveauté, jusque dans le libellé qui fait débat.
Il y a déjà eu pareille situation lorsque le défunt Mahammad Boun Abdallah Dione était Premier ministre. C’est dans le Décret n° 2019-794 du 17 avril 2019 que la formulation qui fait débat a été utilisée. «Le président de la République (…) Sur proposition du Premier ministre, décrète : ‘’Article premier. – Sous l’autorité du Premier ministre, le ministre de…». Si le débat a suscité tant de passion, c’est qu’il a été agité par un ancien Premier ministre sous Macky Sall. C’est sur sa page Facebook que Abdoul Mbaye s’est fait sa religion. «Placer un ministre ‘’sous l’autorité du Premier ministre’’ pourrait avoir des conséquences en termes de responsabilités pénales, remettant en cause la jurisprudence existante lorsque le Premier ministre est un membre du Gouvernement, lui-même institution collégiale. À titre d’exemple, le Premier ministre pourrait devenir directement et personnellement responsable dans le cas d’un faux rapport de présentation comme celui ayant permis de violer le Code pétrolier du Sénégal au profit de Petrotim, quand le Décret de répartition des services précise la responsabilité directe du ministre en charge des questions concernées.»
Il y a eu une autre alerte ; celle de l’ancien coordinateur de la communication de la Présidence de la République, Mamadou Thiam. C’est aussi sur sa page Facebook qu’il s’est demandé si avec les attributions du Premier ministre Ousmane Sonko, le Sénégal n’aurait pas basculé vers un régime parlementaire ? (La lecture des premiers décrets portant attribution des ministres met en évidence un fait nouveau. En effet, à l’article premier de ces décrets, il est fait mention ce qui suit: «Sous l'autorité du Premier Ministre, le Ministre (…) prépare et met en œuvre la politique définie par le chef de l’Etat.» Une analyse comparée des précédents décrets publiés au journal officiel sous Macky Sall montre que la pratique en vigueur était autre. En effet, l’expression consacrée était plutôt : «Article premier. - Sous l'autorité du président de la République qui détermine la politique de la Nation, le Ministre (…) prépare et met en œuvre ladite politique. Sous Macky, le décret met le ministre sous l’autorité du président de la République. Car étant celui qui détermine la politique de la Nation. Sous le Président Diomaye Faye, le décret met le ministre sous l’autorité du Premier ministre. Or, entre les deux Présidents, le régime (de type présidentiel), n’a pas encore subi de modifications substantielles pour en justifier le glissement.» Puis l’expert en management par la qualité totale et en communication, spécialiste suivi évaluation des politiques publiques s’est lancé dans une longue série d’explications en citant des articles de la Constitution et en invitant les constitutionnalistes, les spécialistes du droit administratif, les juristes de manière générale et les hauts commis de l’Etat en service ou admis à faire valoir leurs droits à la retraite, à se pencher sur cette situation et d’éclairer l’opinion sur cet état de fait, qui pourrait durablement générer de réelles difficultés dans la conduite des politiques publiques.
«Tant qu’il ne s’agit pas pour le Président de déléguer purement et simplement ses compétences au Premier ministre, il n’y a pas de problèmes»
La réponse du porte-parole du Gouvernement, ministre de la Formation professionnelle, Amadou Moustapha Ndieck Sarré s’est faite à travers l’émission dominicale de la Rfm ‘’Grand Jury’’. Selon lui, il n’y a vraiment pas de quoi polémiquer puisque le Premier ministre est un chef d’orchestre et tous les ministres, des membres de cet orchestre et qu’il est aussi le seul à rendre compte directement au président de la République. Sa réponse épouse parfaitement celle de l’Enseignant-chercheur en droit constitutionnel Pape Mamour Sy. A l’interpellation de Mamadou Thiam, il répond : «Je ne vois pas de différence fondamentale, que les ministres soient sous la tutelle du Président ou du Premier ministre. Cela dépend de la personnalité des deux têtes de l’exécutif. Tant qu’il ne s’agit pas de déléguer purement et simplement ses compétences au Premier ministre, il n’y a pas de problèmes. Le Premier ministre est sous la tutelle du Président. Tant que cela n’a pas de conséquences au plan juridique, je n’y vois pas de problème.»
Un avis partagé par le Constitutionnaliste Professeur Babacar Guèye. Il dit : «Le président de la République souhaite renforcer les pouvoirs du Premier ministre, c’est une manière de faire en sorte que les ministres dépendent directement du Premier ministre. Quand on a un ministre d’Etat, ce ministre d’Etat n’a de compte à rendre quasiment qu’au Président, il n’a pas de compte à rendre au Premier ministre. C’est une manière de mettre tous les ministres sous l’autorité du Premier ministre, l’interlocuteur de ces ministres, c’est le Premier ministre. C’est pour qu’il n’y ait pas d’intermédiaire entre le Premier ministre et le président de la République. C’est une disposition qui vise à renforcer la complicité entre le Premier ministre et le président de la République.» Rien donc qui pourrait justifier tout le tollé soulevé par cette affaire jusqu’à parler de changement de régime.
«Parler de régime parlementaire, c’est aller vite en besogne»
Pape Mamour Sy : «Parler de régime parlementaire, c’est aller vite en besogne. On est loin d’un régime parlementaire. Il faut regarder la situation qui prévaut actuellement au Togo, c’est le type même d’un régime parlementaire. C’est le Président qui détermine toujours la politique de la Nation et après, il appartient au Premier ministre de conduire cette politique. Pour l’instant, il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Il n’y a pas de problèmes juridiques majeurs. Il s’agit plutôt de convenance entre les deux personnalités. Pour de véritables changements, il faut toucher à la charte fondamentale qui est la Constitution. C’est des formules de style, il n’y a pas de conséquences majeures.» Babacar Guèye en rajoute une couche : «Ce n’est pas forcément un régime parlementaire. Il est déjà prévu dans la Constitution que le Président pouvait déléguer certaines de ses prérogatives, notamment en matière de nomination au Premier ministre. On n’est pas passé à un régime parlementaire puisque c’est le Président qui continue de déterminer la politique de la Nation, ce n’est pas le Premier ministre. Les pouvoirs du Premier ministre sont juste renforcés.» Renforcer au point d’avoir des conséquences en termes de responsabilités pénales ?
«Le Pm engage juste sa responsabilité politique et administrative parce qu’il y a un rapport de hiérarchie. Sur le plan pénal, c’est quasiment impossible»
L’œil du juriste Iba Barry Camara y voit autre chose. Enseignant-chercheur en droit à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), il explique : «En matière pénale, il ne peut pas y avoir de substitution de responsabilité. La responsabilité pénale, elle est personnelle. On ne peut pas reconnaître à quelqu’un les faits d’autrui. On peut parler de responsabilité administrative et cela aurait pu être compris mais pas la responsabilité pénale. Nous nous situons dans l’hypothèse où un ministre aurait commis une infraction dans l’exercice de sa fonction. Ce n’est pas parce que ce ministre a mal agi, qu’il a eu à commettre une infraction que cette infraction-là pourrait être imputable au Premier ministre. Ce n’est pas possible. Lorsqu’un ministre commet une infraction pénale, c’est ce ministre-là qui sera jugé devant la Haute Cour de justice parce qu’il aurait commis l’infraction dans le cadre de l’exercice de ses fonctions.» Précision : «En aucun cas, sauf s’il est complice ou alors co-auteur d’une infraction pénale, la responsabilité pénale du Premier ministre ne peut être engagée. Si c’est une infraction pour laquelle le Premier ministre n’a même pas été informé en amont, mais mis devant le fait accompli, ce n’est pas parce qu’il est le Premier ministre et que les ministres sont sous sa responsabilité, qu’on peut lui imputer la responsabilité pénale d’un de ses ministres. Le Premier ministre engage juste sa responsabilité politique et administrative parce qu’il y a un rapport de hiérarchie. Sur le plan pénal, c’est quasiment impossible.»
Les Constitutionnalistes sont aussi d’avis. Babacar Guèye : «Non, le Premier ministre ne va pas endosser la responsabilité de la faute d’un ministre. La responsabilité pénale est individuelle. Ils ont tous une responsabilité pénale individuelle.» Pape Mamour Sy : «Il y a la responsabilité pénale et la responsabilité politique. Il s’agit d’une responsabilité purement politique pour ne pas dire protocolaire.» Ce qui fait dire à Iba Barry Camara que l’ancien Premier ministre Abdoul Mbaye fait de l’exagération, en faisant fi de l’importance de l’élément intentionnel dans son exemple.