NETTALI.COM - La présence de Clédor Sène, ancien détenu et amnistié, aux Assises de la justice, a suscité une vive polémique au Sénégal. Il est invité à partager son expérience et ses connaissances en tant qu'ancien détenu. Certains critiquent son inclusion en raison de son passé carcéral, tandis que d'autres défendent son droit à participer au débat sur la réforme judiciaire. Cette controverse met en lumière la prégnante question de la réinsertion et de la réhabilitation des anciens détenus.
La cérémonie d'ouverture des Assises de la justice, présidée par le président Faye, s'est tenue ce 28 mai 2024 au Centre international de conférences Abdou Diouf (Cicad). Le thème retenu pour cette quatrième édition est “La réforme et la modernisation de la justice”. Au total, 263 participants sont invités, comprenant des représentants d’institutions de la République, de partis politiques, de syndicats, de juristes, de membres de la société civile et d’anciens détenus. Ils vont discuter des réformes à entreprendre pour améliorer le service public de la justice.
D'un côté, il y a ceux qui estiment que l'inclusion de Clédor Sène est problématique en raison de son passé criminel, notamment sa condamnation pour l'assassinat de Me Babacar Sèye le 15 mai 1993. Pour ses détracteurs, le fait qu'il ait été gracié ne suffit pas à effacer son crime et ne légitime pas sa participation à des débats aussi sensibles que ceux portant sur la réforme de la justice. Cette perspective repose sur des préoccupations concernant la crédibilité et la moralité des personnes qui prennent part à la discussion sur la réforme judiciaire.
D'un autre côté, ses défenseurs arguent que le sieur Sène, en tant qu'ancien détenu amnistié, apporte une perspective unique et précieuse sur le système judiciaire et carcéral sénégalais. Son expérience personnelle du système pénitentiaire pourrait offrir des insights significatifs pour la réforme. De plus, son rôle d'expert dans les domaines du pétrole, du gaz et de l'or lui a permis de se forger une nouvelle légitimité dans certains médias, ce qui pourrait enrichir le débat public.
Le débat est posé. Dans un de ses billets, le journal “Le Quotidien” n'a pas manqué de railler cet ancien compagnon de Wade. Dans ce genre satirique, le quotidien se désole de la mue de cet ex-détenu devenu expert en gaz et pétrole. Il persifle : “Il y a eu le blanchiment médiatique de Clédor Sène, qui expose ses ‘connaissances’ pétrolières, gazières, foncières, après qu’il a été gracié pour le meurtre de Me Babacar Sèye. Hier, le ministère de la Justice a osé le mettre dans sa première liste qui servait de ‘base de travail’. Peu importe la mise à jour que fera le ministère de la Justice, le mal est déjà fait : Clédor Sène qui parle de justice. Il reste à peaufiner les autres détails des concertations qui doivent déboucher sur la réforme du secteur judiciaire.”
Le directeur de publication du journal a enfoncé le clou dans un message sur Thread pour vouer aux gémonies cet ancien détenu. Il publie : “Clédor Sène a été accusé et condamné pour l’assassinat du juge constitutionnel Maître Babacar Sèye. Le Pr. Babacar Guèye, modérateur des Assises de la justice, est un bon ami, connu pour sa rigueur intellectuelle et morale. Je me demande jusqu’où sa conscience ne souffrirait pas de devoir donner la parole à Amadou Clédor Sène, tueur d’un juge”, écrit Madiambal Diagne.
D'autres acteurs politiques comme Moustapha Diakhaté ou Cheikh Abdou Mbacké Bara Dolli ont tous abondé dans ce sens, attaquant cette personnalité publique qui a été à l'origine de ce débat passionné autour de ce dialogue.
Cette polémique n’est pas nouvelle dans l’espace public. Elle resurgit dans un nouveau contexte.
Pour rappel, en 2019, elle avait été agitée par des experts des médias. Après le reportage à charge de la BBC sur la corruption supposée, mettant en cause Aliou Sall et Frank Timis, Amadou Clédor Sène faisait partie des personnes les plus sollicitées par les médias sénégalais pour parler de la gestion des ressources pétrolières et gazières du pays. Ses détracteurs et les soutiens du régime d’alors avaient essayé de détruire ses témoignages et ses révélations explosives, en invoquant son passé carcéral.
D’ailleurs, une invitation à la 2STV avait fait sortir son patron de ses gonds. El Hadj Ndiaye a déclaré, à l’antenne, que “désormais, Clédor Sène ne viendra plus ici”.
Clédor Sène : “Je suis un contributeur dans le débat public et je suis incontournable.”
Interrogé sur la question, le journaliste et analyste politique feu Mame Less Camara, dans un entretien accordé à Pressafrik, jugeait cette mesure intolérable. “Aucun média n’a le droit de se fonder sur un passé judiciaire pour exclure une personne du champ de la communication. C’est complètement intolérable ! Je crois qu’il ne faut pas confondre le sentiment qu’on peut avoir en bien ou en mal et la qualité de l’information qu’on peut retirer de quelqu’un”. Si le patron de la 2STV exécute sa menace, dénonçait-il, “cela mériterait une mise au point (...) Cette stigmatisation ne peut être faite par un média”.
Pour le journaliste Daouda Mine, chroniqueur judiciaire à la TFM, cette invitation est normale et logique, au regard de son vécu carcéral. “Si je parle à titre personnel, il n’est pas mon ami, je ne l’aurais pas invité. Mais son invitation ne devrait pas faire polémique, puisqu'il a bénéficié d’une loi d’amnistie, donc l’infraction est censée n’avoir jamais existé. À partir de ce moment, on a l’obligation de faire table rase sur ce qui s’est passé”.
Il estime que Clédor a le droit de donner son avis sur la réforme judiciaire, parce qu'il connaît l’environnement. “Il est de la société civile ; il connaît les prisons, notamment Rebeuss et Camp pénal. Il intervient sur les plateaux télévisés sur le thème de la modernisation de la justice. Il n’est pas dit non plus que si on l’invite, son avis est automatiquement pris en compte”.
Par ailleurs, l'intéressé, repris par Seneweb, en a profité pour solder ses comptes avec ses détracteurs. Pour lui, il a le droit et il s'est imposé dans le débat public, car il a suscité beaucoup d'intérêt de la part de sociétés et d'individus. “Ces individus veulent régler leurs comptes avec Clédor. Je suis un contributeur dans le débat public et je suis incontournable. Ils devraient me remercier. Même le mouvement Gueum Sa Bopp a publié un communiqué pour fustiger ma présence dans ce dialogue, alors qu'il me suppliait pour que je fasse des chroniques sur les questions minières”.
À l’épreuve des jugements moraux de la société
La controverse souligne également la difficulté de concilier le droit à la réhabilitation et à la réinsertion sociale des anciens détenus avec les attentes et les jugements moraux de la société. La décision de certains médias de ne pas donner la parole à Sène illustre cette tension et pose la question de l'éthique journalistique : doit-on ostraciser une personne en raison de son passé judiciaire ou juger de la valeur de ses contributions indépendamment de ses antécédents ?
En fin de compte, la situation de Clédor Sène met en lumière les défis complexes de la réconciliation et de l’insertion carcérale au Sénégal. Elle soulève des questions fondamentales sur la manière dont une société peut équilibrer le besoin de justice et de responsabilité avec les principes de réhabilitation et de pardon.
Les débats suscités par son invitation aux Assises de la justice reflètent une société en quête de solutions justes et équilibrées face à son passé, tout en cherchant à construire un avenir plus inclusif et équitable.