NETTALI.COM - Dans cet entretien, Adama Lam, président de la Confédération nationale des employeurs du Sénégal (Cnes), aborde, entre autres questions, la difficile situation que traversent les entreprises sénégalaises, la pression fiscale, les pertes d’emplois…

Quelle est la situation actuelle des entreprises Sénégalaises ?

Je vous remercie pour l’occasion que vous me donnez pour m’exprimer en tant que président de la Confédération nationale des employeurs du Sénégal (Cnes), en ces moments particuliers pour le pays et pour les entreprises. Les entreprises sénégalaises ont vécu des moments difficiles depuis plusieurs années, lesquels sont accentués, depuis 2020, par la Covid, la crise du Mali et la guerre entre la Russie et l’Ukraine. A cela s'ajoute la crise politique interne qui s’est installée dans notre pays depuis 2021 et qui a fini par impacter une bonne partie du tissu économique et a particulièrement affecté la viabilité des entreprises. Nous osons cependant espérer que la volonté exprimée par les nouvelles autorités de faire du secteur privé national un partenaire privilégié sera matérialisée dans les faits à travers une meilleure considération des hommes d’affaires nationaux et un environnement des affaires à davantage parfaire. Le président de la République, lors de l’audience accordée au Patronat sénégalais, le 23 avril 2024, nous en a donné l’assurance et nous, de notre côté, marquons notre disponibilité à l’accompagner dans cette voie.

Combien sont-elles les entreprises en difficultés, surtout les secteurs les plus touchés aujourd’hui ?

Je suis incapable, en ce qui me concerne, de même que la Cnes, de donner un nombre d’entreprises impactées par les difficultés qui sont le fait de plusieurs facteurs exogènes et endogènes et, pour certaines, de longue date. Nous sommes une multitude d’entités patronales et il n’y a pas, à ma connaissance, un recensement exhaustif, sectoriel et surtout d’ampleur des besoins. Cependant, sans risque de me tromper, et compte tenu des remontées d’informations de nos fédérations et syndicats professionnels, le nombre d’entreprises en difficultés est énorme, qu’il s’agisse de celles formelles comme du secteur dit informel. Par contre, nous savons que le recensement officiel des entreprises effectué par l’Ansd en 2017, montre que sur 407 882 unités de production économiques recensées, seules 14 869 entreprises ont pu élaborer et déposer leurs états financiers, dont 1 853 Pmi qui font face, dans leur majorité, à des difficultés de tous genres.

En 2022, on est passé à 18 281 entreprises ayant déposé leurs états financiers à l’Ansd et 23 000 entreprises officiellement immatriculées à l’Ipres. Cela vous donne un aperçu des difficultés auxquelles les entreprises font face pour rendre compte légalement de leurs activités sur une année écoulée ; donc à exister et à prospérer. Nous avons suffisamment alerté l’ancien gouvernement sur la nécessité de se pencher sur les entreprises en difficultés, et mieux encore, sur les difficultés des entreprises, en vain. Nous espérons que les nouvelles autorités nous accompagneront dans le diagnostic et la recherche de solutions à travers le forum que nous organiserons incessamment sur ces problématiques, en partenariat avec le ministère de l’Économie. Sans pour autant anticiper sur les travaux de ce prochain événement, nous pouvons affirmer que les questions liées au financement des entreprises, à la fiscalité, aux coûts des facteurs de production, au règlement de la dette intérieure, la flexibilité de la main d’œuvre ainsi qu’à la rationalisation du dispositif en charge de ces entreprises constituent des problématiques sérieuses sur lesquelles nous devons réfléchir. En résumé, je peux dire que le mal est profond et l’urgence qui s’attache aux difficultés des entreprises prégnante.

Comment le patronat gère-t-il ces difficultés ?

Comme vous le savez, cette multiplicité de patronats que nous déplorons, l’atomisation des entreprises, non seulement ne facilite pas la tâche de diagnostic des difficultés de celles-ci, mais constitue aussi un prétexte dilatoire pour botter en touche, quand il s’agit d’aller vers tous ceux qui sont susceptibles d’apporter des solutions efficaces et durables : l’Etat et ses démembrements, les institutions financières, les syndicats, bref toutes les parties concernées. Gérer ces difficultés fait partie de nos responsabilités et nous essayons, en tant que confédération patronale, d’agir sur tous les leviers.

«Beaucoup d’entreprises et d’entrepreneurs sont traumatisés par le fisc, à tort ou à raison»

Que dites-vous de la pression fiscale actuelle qui est en train d’étouffer beaucoup d’entreprises ?

La pression fiscale est l’expression de la perception et du traitement de l’impôt dans l’économie d’un pays. Force est de constater et pour le regretter, que nous n’avons pas une culture de l’impôt dans notre pays, parce beaucoup n’en mesurent pas l’importance, et d’aucuns se demandent à quoi cela sert. Certains non plus ne l’acquittent pas par esprit de fraude ou de révolte, mais aussi par ignorance, du fait parfois de sa complexité. L’acquittement de l’impôt est fondamental pour une économie qui se veut moderne et performante. Le problème dans notre pays, c’est le nombre de personnes physiques et morales qui paient l’impôt et qui s’acquittent de ce qu’elles doivent payer. La pression fiscale étant le rapport entre l’impôt et le Pib, donc un rapport entre un numérateur et un dénominateur, plus le premier diminue et plus le second augmente, l’on comprend aisément que le taux de pression fiscale, dont on parle devient problématique et excessif, si on veut se rapprocher du taux de 20% de pression fiscale recommandé dans notre zone économique et monétaire. Le constat est que nous sommes un nombre restreint d’entreprises qui supportons cette pression fiscale qui, il faut le dire, est aussi inégalement répartie entre les secteurs. L’élargissement de l’assiette fiscale doit aussi se faire au niveau du secteur primaire et surtout au niveau du secteur tertiaire qui représente 45% du Pib avec une présence remarquable des activités informelles dans le commerce, le transport, l’immobilier, le numérique, etc. Quand on dit que trop d’impôt tue l’impôt, c’est que cette assertion, en plus de décourager l’activité économique, favorise aussi la fraude et des investissements dans des secteurs refuges comme l’immobilier. En effet, et à titre d’exemple, je pense que la réduction de la Tva sur l’acier, souhaitée par les professionnels membres de la Cnes engendrerait une concurrence plus saine et diminuerait la fraude, en plus d’un accroissement de la collecte de droits au profit de l’Etat.

Que dites-vous des entreprises qui ne paient d’impôts, comme l’a souligné l’actuel gouvernement ?

Dans la Lfi (Loi de finance initiale) 2023, et sauf erreur de ma part, sur 3 487 milliards FCfa de recettes fiscales, la part des impôts indirects ont représenté 70,5%, avec 2 457 milliards FCfa et celles des impôts directs 29,5%, avec 1 029 milliards FCfa ; avec 381 milliards FCfa en impôts sur les revenus, bénéfices et gains en capital et 648 milliards FCfa en impôts sur les salariés et les prestataires. Cela vous donne une idée sur la nécessité de changer de paradigme fiscal, en termes d’élargissement d’assiette fiscale sectorielle. Le fait même de parler d’entreprises qui ne paient pas d’impôts est une aberration. Même l’exonération d’impôts vaut paiement de l’impôt. Il n’y a pas d’État sans collecte d’impôts. Je pense que la question nous ramène à l’actualité sur le cas des entreprises de presse, lesquelles doivent payer l’impôt et surtout reverser les impôts collectés sur les retenues sur salaire et sur la Tva, ces derniers étant assimilables à un détournement de deniers publics. L’impôt bien pensé est aussi, entre autres fonctions, une forme de solidarité et d’équité sociale. Un travail important de sensibilisation et de concertations doit être fait pour la collecte de l’impôt.

Qu’attendez-vous, en tant que patronat, des nouvelles autorités étatiques en place pour la relance de l’entreprise sénégalaise ?

Les bases des attentes du secteur privé à l’endroit des nouvelles autorités ont été déclinées lors de l’audience que le président de la République nous a accordée. Elles tournent autour des points suivants : Une meilleure considération des acteurs nationaux dans la prise en main de notre destin économique ; la révision du Code des investissements en vigueur et les réformes fiscales réclamées subséquentes ; la mise à disposition de terres en faveur des privés nationaux pour une meilleure contribution aux exigences de souveraineté alimentaire ; que l’Etat privilégie les nationaux et les entreprises communautaires dans la gestion de la commande publique ; que les créances que le secteur privé détient sur l’Etat soient résorbées ; l’industrialisation doit être une priorité de relance économique, avec des protections qui s’imposent, la baisse des facteurs de production avec l’avènement du pétrole et du gaz, ce dernier devant favoriser le «gas to power» et le gaz pour l’industrie.

Qu’est-ce qu’il faut pour mieux adapter l’entreprise sénégalaise à l’environnement économique actuel ?

Tout dépend des filières, de l’entreprise, de sa santé financière, de son management et de son environnement. Ce qui est certain et nous à la Cnes, ce que nous essayons de mettre en place, c’est une approche nouvelle d’incitation à la publication des données à caractère économique et financier. Les Sénégalais n’aiment pas communiquer sur ces aspects qui sont le fondement de la transparence envers tous les partenaires. Je pense qu’il faudrait effectivement insister sur la nécessité de disposer d’une information agrégée et surtout que nos chefs d’entreprises qui ne le font pas, prennent l’habitude de s’entourer de la bonne expertise qui tire la sonnette d’alarme au bon moment. La peur du fisc est un obstacle majeur. Nous n’avons pas une culture de payer l’impôt d’une part et d’autre part, les services fiscaux, malgré l’effort d’encadrement déployé et d’extension de l’assiette fiscale, donnent l’impression de s’acharner sur ceux qui font l’effort de se formaliser. Je suis désolé d’entendre pour le déplorer, que certains entrepreneurs soient tentés par l’idée de se «déformaliser», du fait de tracasseries multiples dont ils font l’objet. Un effort important est à faire et à encourager pour une complicité positive entre le gouvernement, ses services et le secteur privé.

Comment donner aujourd’hui confiance aux entrepreneurs pour qu’ils puissent donner des informations nécessaires sans craindre le fisc ?

Je pense que beaucoup d’entreprises et d’entrepreneurs sont traumatisés par le fisc, à tort ou à raison. Les griefs sont partagés mais les mentalités doivent évoluer pour que le contribuable puisse accepter qu’il est un devoir civique et patriotique de payer l’impôt. Cela dit, la loi protège les collectes d’informations à caractère économique et financier et même les services de l’Etat qui s’occupent de statistiques sont tenus par le secret professionnel. D’ailleurs, cela est précisé dans les questionnaires d’enquêtes statistiques. On ne peut pas mener des politiques économiques de qualité, sans une base de données fiables sur laquelle on peut bâtir des projections et des simulations de performances. L’éducation des contribuables, la persuasion par l’action, l’encadrement, la simplification et la dématérialisation des procédures, le respect de la charte du contribuable contrôlé et que sais-je encore, autant d’initiatives pour que des décisions pertinentes puissent sortir de l’analyse des data à caractère économique où toutes les parties auront quelque chose à gagner.

Que pensez-vous de la réduction du personnel dans certaines entreprises ?

Il faut déjà vivre ou analyser la problématique d’entreprises en difficultés, ou simplement en situation de redéploiement, de désengagement et d’autres raisons telles que la maximisation du profit, pour comprendre que les décisions prises en termes de réduction du personnel obéissent généralement à des procédures imposées par la loi et notamment, le Code du travail. C’est donc très éloigné de l’arbitraire dans la plupart des cas. L’un des points toujours soulevés par le patronat pour limiter les pertes d’emplois massifs, c’est de favoriser, par le Code du travail, la flexibilité de l’emploi, ce qui permet au chef d’entreprise de s’ajuster raisonnablement dans le respect de la loi. Aucune entreprise sérieuse n’a intérêt à investir dans une main d’œuvre de qualité et la laisser partir. Mieux vaut, à mon avis, se séparer intelligemment et dans le respect des lois, de quelques employés, afin de sauver l’outil de production et une bonne partie des emplois, plutôt que rester dans une posture rigide qui fera que tout le monde sera perdant. C’est vrai qu’au moment de la prise de décision, ce discours a du mal à passer.

Entretien avec L'Observateur