NETTALI.COM - Les fonds communs, ces allocations financières destinées à motiver les agents publics, suscitent de vives polémiques au Sénégal. Destinés initialement à encourager la performance et à réduire les tentations de corruption, ces fonds sont souvent au cœur de scandales retentissants. À travers l'examen de plusieurs cas emblématiques, "EnQuête" donne la parole a plusieurs acteurs pour explorer la légitimité, les dérives et les implications économiques et sociales de cette pratique controversée.

L' arrivée de Pape Alé Niang à la tête de la Radiodiffusion télévision sénégalaise (RTS) a marqué le début d'une série d'audits révélateurs. À sa surprise, le nouveau directeur a découvert un fonds commun de 200 millions de francs CFA partagé annuellement entre les agents de la RTS. Chaque 30 juin, les employés se répartissaient cette somme substantielle, soulevant des questions sur la transparence et la légitimité de telles pratiques.

Cette découverte, rapportée par la presse, a ravivé le débat sur l'usage des fonds communs au sein de la Fonction publique sénégalaise. Instaurés pour éviter la corruption en offrant des incitations financières, les fonds communs visent à motiver les agents des régies financières telles que les Impôts, les Douanes, le Trésor et le Commerce.

Par la suite, cette pratique s'est étendue à d'autres secteurs comme les Affaires étrangères et la Santé. ‘’Les fonds proviennent principalement des amendes, des pénalités et des transactions, et sont redistribués trimestriellement. L'objectif est d'encourager une meilleure performance et de maintenir l'intégrité des agents publics’’, renseigne un haut fonctionnaire du ministère du Commerce sous l’anonymat.

En effet, l'une des principales controverses autour des fonds communs concerne la question de l'équité. Selon Elimane Pouye, le montant alloué à certains fonctionnaires comme les inspecteurs des impôts ou des douanes pourrait sembler disproportionné par rapport à d'autres professions telles que les médecins, les enseignants ou les militaires. Cette disparité soulève des questions sur la juste répartition des ressources publiques et la reconnaissance des efforts de chaque corps de métier.

Controverses et débats

Face aux scandales et aux critiques, le gouvernement sénégalais avait entrepris des mesures pour réguler l'utilisation des fonds communs. Des audits plus rigoureux et des sanctions contre les abus ont été mis en place pour garantir une meilleure transparence.

Cependant, l'efficacité de ces mesures dépend fortement de la volonté politique et de l'indépendance des institutions chargées de leur mise en œuvre. Mais la gestion des fonds communs dans la Fonction publique suscite un débat intense et controversé.

Selon Mor Diouf, secrétaire général de l'Intersyndicale des travailleurs du secteur primaire, il existe une discrimination notable dans la répartition de ces fonds, créant une iniquité salariale parmi les fonctionnaires. Monsieur Diouf est catégorique. Pour lui, "les travailleurs du secteur primaire sont victimes d'un dérèglement du système de rémunération de la Fonction publique".

Il dénonce une iniquité dans le traitement salarial, où certains secteurs sont privilégiés tandis que d'autres sont laissés pour compte. "Sur les quelque 170 000 fonctionnaires, nous faisons partie des 8 % qui ne disposent pas d'indemnité de logement", souligne-t-il, illustrant la disparité existante.

Malgré leur capacité à générer des ressources extrabudgétaires, les travailleurs du secteur primaire ne bénéficient pas des fonds communs. Un protocole d'accord signé en décembre 2022 pour la mise en place de ces fonds n'a toujours pas été concrétisé, malgré l'engagement de le réaliser en six mois. "Il est crucial de démocratiser les fonds communs pour inclure des secteurs comme le nôtre", plaide M. Diouf, appelant à une équité salariale accrue.

Les magistrats : des allocations controversées

En 2023, le président Macky Sall a octroyé aux magistrats des fonds communs s'élevant à 1 780 000 F CFA par trimestre et par personne, soit environ 600 000 F CFA par mois. Cette mesure a suscité des débats quant à l'équité et à la justification de ces allocations. Les fonds communs, initialement destinés aux greffiers depuis 1993, ont été étendus à l'ensemble du personnel judiciaire, après une longue bataille menée par le Syndicat des travailleurs de la justice (Sytjust). Ces fonds proviennent de diverses recettes, dont les amendes et les frais de délivrance des actes de justice.

Les infirmiers : entre espoir et désillusion

Le secteur de la santé n'est pas épargné par cette problématique. Les motivations mensuelles basées sur les recettes des hôpitaux et centres de santé sont souvent sujettes à des pratiques inéquitables.

Un infirmier, sous couvert d'anonymat, dénonce un partage léonin des fonds : "certains directeurs d'hôpitaux font ce qu'ils veulent sans rendre compte à personne. Par exemple, dans notre hôpital, la somme des motivations a drastiquement chuté au cours des dernières années."

Ces pratiques renforcent le sentiment d'injustice parmi les professionnels de santé qui réclament une meilleure transparence et équité dans la gestion des fonds. Les motivations, censées être un incitatif pour améliorer les services, se transforment souvent en source de frustration et de découragement.

Pour rappel, Ousmane Kane, candidat à l'élection présidentielle de 2024, a également critiqué la gestion des fonds communs, pointant du doigt les inspecteurs des impôts et des domaines ainsi que ceux du Trésor. "Sommes-nous dans ce que j'appellerais 'une République des inspecteurs des impôts et domaines' ?’’, s'interroge-t-il, soulignant la disproportion notable dans les candidatures présidentielles provenant de ces corps de métier.

Selon M. Kane, l'afflux de candidatures de fonctionnaires, réputés pour leur richesse, soulève des questions sur l'intégrité et la transparence de ces postes. ‘’Devant une telle avalanche de candidatures venant de fonctionnaires dont certains sont réputés ou connus milliardaires, ne pensez-vous pas que les citoyens que nous sommes sont en droit de se demander ce qui fait courir ces gens-là ?’’.

Cette interrogation met en lumière la nécessité d'une révision du système de rémunération et de gestion des fonds communs pour garantir une véritable équité.

Les douaniers

Un autre exemple marquant est celui de Diadji Ba, commandant des douanes et impliqué dans un scandale en 2013. Le vol de 150 millions de francs CFA chez lui, a mis en lumière les excès de certains fonctionnaires bénéficiant de fonds communs. Le ministre de l'Économie et des Finances avait ordonné sa suspension et un rapport circonstancié sur cette somme considérable. Diadji Ba, justifiant cette somme comme un cumul de ses revenus sur trente ans, y incluant des dons et des parts d'amendes, a néanmoins été relevé de ses fonctions en raison des suspicions entourant la provenance et la gestion de cet argent.

Les fonds communs, bien que conçus pour améliorer la performance et réduire la corruption, ont souvent été détournés de leurs objectifs initiaux. Les exemples de la RTS, des douanes et du secteur de la santé montrent les défis et les opportunités de cette pratique. Une réforme urgente est nécessaire pour garantir que ces fonds bénéficient équitablement à tous les secteurs de la Fonction publique, contribuant ainsi à une meilleure justice sociale et à une Administration plus efficace.