NETTALI.COM - La fermeture annoncée de la société « Premier Bet Sénégal » est une illustration de la situation critique des entreprises au Sénégal, asphyxiées par la pression fiscale.

Comme une traînée de poudre, l’information a vite fait le tour de la toile, ce vendredi. L’entreprise de paris sportifs « Premier Bet Sénégal » a annoncé la fermeture de ses agences à partir du 31 juillet prochain. Une fermeture qui fait suite à l’incapacité de la société à payer un montant dû après un redressement fiscal.

Avisés, via un message WhatsApp, les employés, surpris et indignés, réclament le paiement de leurs indemnités et appellent l’entreprise à respecter les règles et règlements relatifs à l'exécution d’un contrat de travail. Cette situation sonne comme un écho à la situation délétère des entreprises sénégalaises depuis un certain temps.

Dans une récente interview avec L’Observateur, le président de la Confédération nationale des entreprises du Sénégal (Cnes), Adama Lam, confiait que les entreprises sénégalaises traversaient des difficultés depuis plusieurs années.

«Le mal est profond et l’urgence qui s’attache aux difficultés des entreprises prégnante», avouait-il. L’avènement du nouveau régime, qui a mis l’accent sur la fiscalité, n’a pas arrangé les choses. Tous les deux Inspecteurs des impôts, le chef de l’Etat, Bassirou Diomaye Faye et son Premier ministre, Ousmane Sonko ont entrepris une fouille générale, pour traquer et débusquer les ‘’mauvais payeurs’’. Les entreprises de presse en ont particulièrement fait les frais, beaucoup ont vu leurs comptes bancaires bloqués durant un certain temps.

«Les travailleurs ne doivent pas être les agneaux du sacrifice»

Victime d’un redressement fiscal de plusieurs milliards de nos francs, la société Premier Bet Sénégal va mettre au chômage un grand nombre d’employés. Ce que déplore le Secrétaire général de la Confédération des syndicats autonomes du Sénégal (CSA), Elymane Diouf. «Si l’entreprise cumule autant d’arriérés et n’arrive pas à payer, c’est que soit les autorités fiscales n’ont pas fait leur travail, soit l’entreprise est en faute. En tout état de cause, les travailleurs ne doivent pas être les agneaux du sacrifice. Pour nous, il n’est pas question de lier cette pression fiscale à la décision d’une entreprise de fermer ou non.» Pour le syndicaliste, l’administration fiscale ne devrait pas être une administration de répression, mais une administration de dialogue, qui aide les entreprises à respecter leurs obligations.

«Toute entreprise qui est dans l’illégalité et qui propose de prendre des engagements, on pourrait lui accorder des moratoires pour lui permettre de solder ses arriérés. L’Etat devrait veiller à ce qu’il y ait un équilibre dans l’application de ces mesures. Il faudrait être dans une application bienveillante de la loi pour que les travailleurs ne soient pas impactés. Nous demandons aux autorités de voir comment soutenir et accompagner les entreprises en difficultés pour sauvegarder l’entreprise et les employés.» Le constat est que nombre d’entreprises sénégalaises semblent avoir du mal à se conformer aux obligations fiscales.

«Nous sommes un nombre restreint d’entreprises qui supportons cette pression fiscale qui, il faut le dire, est aussi inégalement répartie entre les secteurs, disait Adama Lam. L’élargissement de l’assiette fiscale doit aussi se faire au niveau du secteur primaire et surtout au niveau du secteur tertiaire qui représente 45% du Pib avec une présence remarquable des activités informelles dans le commerce, le transport, l’immobilier, le numérique, etc. Quand on dit que trop d’impôt tue l’impôt, c’est que cette assertion, en plus de décourager l’activité économique, favorise aussi la fraude et des investissements dans des secteurs refuges comme l’immobilier.»

«La fiscalité ne devrait pas constituer un frein pour l’épanouissement des entreprises»

Pr titulaire et Agrégé d’économie à l’Ucad, Pr Abou Kane tente une explication des changements notés dans les rapports entre l’administration fiscale et les entreprises. «A mon avis, c’est parce qu’il y a beaucoup d’entreprises qui bénéficiaient de certaines exonérations fiscales, ou en tous cas, de certaines largesses de la part de l’Etat, et à un moment donné, compte tenu des difficultés budgétaires, l’Etat a voulu revoir la gestion de la fiscalité dans les entreprises. Il est évident que la pression fiscale joue un rôle important dans la compétitivité des entreprises, mais il ne faut pas occulter le fait que pour le moment, le Sénégal peut être considéré comme un pays où la pression fiscale est faible. Parce que nous sommes autour de 18%, alors que la norme communautaire de l’Uemoa dit que la pression fiscale doit être supérieure à 20%. Maintenant, il faudra faire un arbitrage entre le désir de mobiliser plus de recettes fiscales et les conséquences que cette mobilisation de recettes pourrait avoir sur les entreprises, pour pouvoir créer et maintenir les emplois.» Selon lui, chaque entreprise sait qu’elle a des obligations fiscales, et la fiscalité ne devrait pas constituer un frein pour l’épanouissement des entreprises.

«Il peut y avoir des entreprises en difficultés que l’Etat soutient, mais en même temps, l’Etat a des obligations par rapport à d’autres dépenses qui lui incombent, et ces obligations ne sauraient être prises en charge que lorsqu’il y a des recettes budgétaires qui le permettent, et la principale source ici, c’est la mobilisation de recettes fiscales. C’est vraiment un jeu d’équilibre de la part de l’Etat, mais on ne peut pas dire que parce que l’administration fiscale fait son travail, les entreprises ne pourront pas s’épanouir. Il appartient aux entreprises de se conformer à la législation fiscale et de trouver des moyens, du point de vue de la gestion, qui leur permettent de respecter leurs obligations, tout en s’épanouissant sur le plan économique.» En outre, souligne le Pr Kane, le Sénégal est quelque peu acculé actuellement, par le Fmi notamment, par rapport à la gestion des exonérations fiscales et à la gestion de la dette également. «Et les deux sont un peu liés parce que si un pays comme le Sénégal doit payer des intérêts de la dette très élevés, sans compter l’amortissement à côté, il y a aussi les nombreux recrutements qui ont été faits dans la Fonction publique qui ont alourdi la charge des dépenses de personnel… il faut trouver des ressources pour tout cela. Et je crois que l’administration actuelle est en train d’exploiter des niches qu’elle a pu identifier pour réussir la stratégie de mobilisation des recettes fiscales.»

«Il y a un problème d’équité fiscale, l’impôt ne doit pas nuire»

Mamadou Ngom est fiscaliste et spécialiste des finances publiques. Il dit ne pas comprendre comment une entreprise peut en arriver à fermer à cause des impôts. «Il y a beaucoup de critères qui sont mis en place pour que l’impôt ne puisse pas nuire. Dans les critères d’un système fiscal optimal, les impôts sont faits de sorte que c’est très rare dans une économie donnée, de voir une entreprise fermer à cause des impôts. Parmi ces critères, il y a l’équité, chacun doit payer sa juste part. Il y a la neutralité, c’est-à-dire que l’impôt ne doit pas nuire. Au sens macroéconomique, l’impôt ne doit pas créer de distorsions dans les champs budgétaires. L’impôt doit également revêtir un caractère efficace, et le critère sur lequel on mise le plus c’est la liberté de gestion, donc je ne peux pas comprendre qu’une entreprise dise qu’elle a des problèmes à cause des impôts.»

Suivant ses explications, les entreprises sont libres de définir, en toute quiétude, leurs politiques d’approvisionnement, de gestion, de recrutement… Le fisc ne se mêle pas de la gestion interne de l’entreprise, sauf en cas d’abus. Pour M. Ngom, c’est un problème d’équité fiscale qui se pose au Sénégal. «Notre problème ce n’est pas que les impôts sont élevés, mais c’est que c’est une minorité qui paie la plus grande part des impôts, c’est ça le problème au Sénégal, l’équité fiscale. Il n’y a pas une répartition équitable de la charge, parce que si chacun payait sa juste part, il n’y aurait pas de problèmes. Mais l’impôt ne tue pas et l’impôt n’appauvrit pas.» Par ailleurs, note-t-il, tous les grands théoriciens de la finance publique s’accordent à dire qu’il n’y a pas d’économie sans impôts. «Un pays ne peut pas se développer sans impôts. Les impôts ont des fonctions, et les trois les plus connues sont d’abord la fonction de régulation, la fonction d’affectation, et la fonction sociale qu’on appelle aussi fonction de distribution. Une économie sans impôt, c’est l’anarchie.»