NETTALI.COM - Alors que le Sénégal se prépare pour les élections législatives du 17 novembre 2024, la reddition des comptes pourrait bien devenir le nouveau cheval de bataille de la campagne électorale, notamment après les récentes déclarations du Premier ministre Ousmane Sonko.

La reddition des comptes est un concept fondamental dans toute démocratie moderne. En théorie, il s'agit d'une exigence de transparence et de responsabilité, permettant aux citoyens de savoir comment sont gérés les deniers publics et comment fonctionnent les institutions. Cependant, dans la pratique, ce principe est souvent détourné à des fins politiques, devenant un instrument de répression contre les opposants ou un outil de communication pour asseoir une légitimité politique.

La reddition des comptes au coeur des campagnes électorales

Lors de la conférence de presse du gouvernement tenue le 26 septembre 2024, le Premier ministre Ousmane Sonko a lancé un pavé dans la mare en dévoilant des éléments choquants sur la gestion des finances publiques par le régime précédent. Selon lui, la dette publique du Sénégal et le déficit budgétaire avaient été sous-estimés et maquillés par les autorités sortantes pour donner une image trompeuse de la situation économique du pays. Sonko a notamment déclaré : “Le régime du président Macky Sall a menti au peuple, a menti aux partenaires, a tripatouillé les chiffres pour donner une image économique, financière et budgétaire qui n’avait rien à voir avec la réalité.

Les chiffres sont accablants : le déficit budgétaire, annoncé à une moyenne de 5,5 % du PIB pour la période 2019-2023, serait en réalité de 10,4 %. Quant à la dette publique, officiellement évaluée à 65,9 % du PIB, elle aurait en réalité atteint 76,3 % en raison de déficits plus élevés que publiés. Ce genre de révélations ne pouvait tomber à un moment plus stratégique.

À quelques semaines des élections législatives, cette rhétorique de transparence pourrait galvaniser les électeurs lassés par les scandales financiers du régime précédent. Pour Ousmane Sonko et son équipe, ce discours sert d’abord à discréditer leurs adversaires politiques, tout en se positionnant en champion de la transparence et de la bonne gouvernance.

La pression pour des audits et la demande de justice

La demande sociale pour la reddition des comptes est bien réelle au Sénégal. Depuis plusieurs années, de nombreux militants et organisations citoyennes réclament des audits des membres de l’ancien régime, soupçonnés de corruption et de détournement de fonds publics. Sonko et son parti, Pastef, ont fait de la lutte contre l’impunité un de leurs axes centraux, promettant de ne plus voir des “opposants milliardaires” et affirmant que tous les responsables politiques devraient rendre des comptes. Le Premier ministre a promis une évaluation complète des dysfonctionnements institutionnels, économiques et démocratiques, avec des sanctions potentielles pour les coupables de malversations.

Dans un communiqué officiel, le gouvernement a déclaré vouloir “apporter des éclaircissements sur les failles, les manquements et les dysfonctionnements à tous les niveaux”. Le ministre de la Justice, M. Diagne, a d'ailleurs précisé que les accusations formulées pourraient mener à des poursuites judiciaires. “Ces faits sont d’une gravité certaine et semblent revêtir une qualification pénale que les autorités judiciaires compétentes vont devoir déterminer aux moyens d’investigations qu’elles jugeront appropriés”, a-t-il déclaré.

Cette approche de justice rigoureuse, en pleine campagne électorale, pourrait cependant servir à renforcer l'idée d'une justice sélective. Une arme à double tranchant : transparence ou chasse aux sorcières ? Si la transparence et la reddition des comptes sont des exigences légitimes de la part des citoyens, elles sont également, dans bien des cas, utilisées comme des armes politiques pour éliminer des adversaires. L’exemple de Khalifa Sall, ancien maire de Dakar, est encore frais dans les mémoires.

En 2017, sous prétexte de “reddition des comptes”, Khalifa Sall a été arrêté et emprisonné, coupant court à ses ambitions présidentielles. Pour beaucoup, il s'agissait d'une instrumentalisation de la justice pour éliminer un opposant politique redouté. Demba Moussa Dembélé, directeur du Forum africain des alternatives, déclarait alors : “Si Khalifa Sall s’était mis dans les rangs, en acceptant de soutenir Macky Sall, rien ne lui serait arrivé.

La même question se pose dans le cas de Karim Wade, fils de l’ancien président Abdoulaye Wade, condamné en 2012 pour enrichissement illicite. La “traque des biens mal acquis”, lancée par Macky Sall, a d'abord bénéficié d'un large soutien populaire, mais elle a rapidement soulevé des doutes quant à son véritable objectif. Était-il question de rendre justice ou simplement de régler des comptes ? La libération de Karim Wade en 2016, après une grâce présidentielle, a laissé un goût amer à une partie de la société civile, qui a vu dans cette affaire un exemple flagrant de justice à deux vitesses. L’instrumentalisation de la justice : entre sélectivité et vengeance politique La reddition des comptes, bien qu’importante, semble être appliquée de manière sélective au Sénégal, tout comme dans d’autres pays africains.

Alors que certains responsables de l’ancien régime sont actuellement en détention provisoire, d’autres cas tout aussi graves sont sur le qui-vive. Par exemple, Lat Diop, ancien directeur de la Loterie nationale sénégalaise (LONASE), et Abdoulaye Sylla, impliqué dans une affaire de trafic d’or, sont en attente de jugement.

Trois autres dossiers concernant des personnalités de premier plan de l’ère Macky Sall, comme Mame Mbaye Niang ou Moussa Bocar Thiam, pourraient être bientôt examinés. En 2023, la Cour des comptes avait révélé des détournements de fonds dans la gestion des fonds alloués à la lutte contre la pandémie de Covid-19. Pourtant, malgré la pression populaire et les plaintes déposées par des organisations citoyennes, peu d’avancées concrètes ont été réalisées. Le collectif “Sunu’y milliards du ress” avait déposé une plainte pour détournement de fonds publics, mais celle-ci n’a pas abouti à des résultats tangibles.

Ce double standard dans l’application de la justice renforce l’idée que la reddition des comptes est davantage une arme politique qu’un véritable outil de transparence.

Les risques d’une stratégie à double tranchant

Alors que les législatives approchent, le sujet de la reddition des comptes pourrait bien monopoliser les débats. Pour Ousmane Sonko et son gouvernement, il s'agit de démontrer qu'ils incarnent le changement et la rupture avec l'ancien régime. Toutefois, en faisant de la justice et de la transparence un axe central de leur stratégie, ils prennent aussi le risque de se retrouver accusés de “chasse aux sorcières” par leurs adversaires politiques. La récente incarcération de figures de l’opposition comme Lat Diop pourrait renforcer ce sentiment, notamment dans une frange de l’opinion publique qui estime que la justice est utilisée de manière sélective.

Si le gouvernement ne parvient pas à démontrer l’impartialité de ses actions, la transparence qu’il prône pourrait rapidement se retourner contre lui. La reddition des comptes est, sans nul doute, une exigence fondamentale pour toute démocratie. Elle incarne l'essence même de la transparence et de la responsabilité dans la gestion des affaires publiques.

Au Sénégal, à l'approche des élections législatives de novembre 2024, ce thème est devenu central dans les débats politiques. Cependant, son utilisation à des fins politiques présente des risques importants. Si elle permet au gouvernement de légitimer certaines de ses actions et de discréditer l’opposition, elle peut également polariser la société sénégalaise et éroder la confiance des citoyens dans leurs institutions. Pour que la reddition des comptes ne soit pas perçue comme un simple outil de répression politique, elle doit être appliquée avec impartialité, rigueur, et transparence. C’est en respectant ces principes que la démocratie sénégalaise pourra continuer de progresser et de renforcer la confiance des citoyens dans l’État.

Birahim Seck, coordonnateur du Forum Civil, a lancé un avertissement en ce sens. Sur le réseau social X (anciennement Twitter), il a critiqué la trajectoire actuelle de cette initiative sous la présidence de Bassirou Diomaye Faye, affirmant que “la justice a besoin de temps pour faire son travail, surtout en matière de criminalité économique et financière”. Seck a rappelé que “la partialité neutralise la reddition des comptes”, suggérant ainsi que l'efficacité et la légitimité de cette démarche sont mises à mal par des actions perçues comme partisanes. De son côté, Boubacar Ba, du Forum du Justiciable, a insisté sur l'importance de la transparence et de l'objectivité dans ce processus.

Selon lui, “la reddition des comptes fait partie des principes fondamentaux de la bonne gouvernance. Nous la soutenons, mais exigeons qu’elle soit menée avec toute la transparence et l’objectivité an-noncées par le ministre de la Justice lors de la conférence de presse gouvernementale”.

Il a ajouté que “la reddition des comptes objective doit obéir aux principes sacrés qui gouvernent une procédure pénale”, rappelant ainsi que ce processus ne doit pas dévier des standards de justice équitable. L'importance d'une approche impartiale et rigoureuse dans la reddition des comptes ne peut être sousestimée. En l’absence de ces critères, le risque est grand que cette noble initiative se transforme en une arme politique, divisant la société et détournant l’attention des véritables enjeux démocratiques.

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