NETTALI.COM - Le Sénégal, perçu comme un bastion de la démocratie, est secoué, ces derniers jours, par une série d'arrestations pour délits d'opinion, particulièrement dans le milieu journalistique. L'interpellation récente de Cheikh Yérim Seck et de Bougane Guèye Dany a ravivé les débats sur la liberté de presse et l'État de droit. Tandis que le pouvoir en place justifie ces interpellations sous couvert de diffamation, une partie de la société sénégalaise dénonce un retour alarmant à des pratiques dignes de l'ère Macky Sall, marquant un recul significatif des acquis démocratiques.
Cette tendance, dénoncée par les organisations de défense des Droits de l’homme et les syndicats de journalistes, soulève de nombreuses interrogations sur l'état actuel des libertés fondamentales dans le pays. Cheikh Yérim Seck, un journaliste connu pour ses analyses critiques des politiques économiques et sociales du gouvernement, a été placé en garde à vue le 30 septembre dernier. Il lui est reproché les délits de diffusion de fausses nouvelles et de diffamation, notamment en raison de déclarations faites lors d'une émission diffusée sur la 7TV. Il vient de faire l'objet d'un retour de parquet. L'ancien journaliste de “Jeune Afrique” doit faire face au procureur ce jeudi 3 octobre 2024. Lors de cette intervention, Yérim Seck avait contesté les chiffres fournis par le gouvernement concernant la situation économique du Sénégal.
Selon lui, ces chiffres ne reflétaient pas la réalité, affirmant que le pays, malgré ses difficultés, était parvenu à lever des fonds sur le marché de l’UEMOA, grâce à son respect des critères de convergence. Cette déclaration a rapidement provoqué la colère des autorités, conduisant à son arrestation pour diffusion de fausses nouvelles.
La réaction des autorités sénégalaises à l'encontre de Cheikh Yérim Seck n'est pas isolée. D'autres journalistes, notamment Bougane Guèye Dany, patron du groupe D-Media, ont été arrêtés pour des raisons apparemment similaires. Ces arrestations soulèvent de nombreuses questions sur l'usage des lois contre la diffusion de fausses nouvelles et la diffamation pour réprimer les critiques contre le gouvernement.
Le cadre légal des délits d’opinion au Sénégal
La diffusion de fausses nouvelles est réprimée par la loi sénégalaise, avec des peines pouvant aller jusqu'à trois ans de prison. Cependant, de nombreux défenseurs des droits humains et des organisations internationales appellent à la suppression de ces peines d’emprisonnement. Amnesty International par exemple, plaide depuis des années pour que les délits de diffamation et d’offense soient dépénalisés.
Selon ces organisations, l’existence de telles lois entrave la liberté d’expression et favorise la censure. Seydi Gassama, coordonnateur d’Amnesty International/Sénégal, a récemment déclaré : “Les peines de prison pour des délits de diffamation, d’offense au chef de l’État, d’outrage, etc., doivent être supprimées, comme recommandé par les mécanismes régionaux et internationaux des droits humains.”
Pour Gassama, le simple fait qu’une information soit perçue comme fausse, ne devrait pas entraîner des poursuites pénales, à moins qu’elle ne risque de troubler l’ordre public. Cette position est partagée par la Ligue sénégalaise des Droits de l’homme (LSDH), qui estime que “dans une démocratie, les gens ont le droit d’avoir les opinions qu’ils veulent”.
La Coordination des associations de presse (Cap), l’un des principaux syndicats de journalistes au Sénégal, a vivement dénoncé la mise en garde à vue de Cheikh Yérim Seck. Dans un communiqué, la Cap a rappelé que “les libertés de presse et d’expression sont consacrées par la charte fondamentale du Sénégal et a appelé à la libération immédiate du journaliste”. La Cap déplore également la diffusion du procès-verbal d’audition de Seck sur les réseaux sociaux, une violation flagrante du secret de l’instruction qui illustre, selon le syndicat, la légèreté avec laquelle les administrations traitent les affaires judiciaires au Sénégal.
Cependant, la situation au Sénégal montre que les autorités continuent de s’appuyer sur ces lois pour réprimer les voix dissidentes. Entre 2021 et 2024, le pays a connu une explosion d’atteintes à la liberté de la presse.
Selon Reporters sans frontières (RSF), le Sénégal, autrefois classé 49e au classement mondial de la liberté de la presse, a chuté à la 94e place en 2024. Cette dégradation rapide est due, en grande partie, à la répression des journalistes qui critiquent ouvertement le gouvernement. Depuis mars 2021, plus de 60 journalistes ont été agressés, interpellés ou poursuivis en justice, selon les chiffres fournis par RSF. Parmi eux, sept ont été emprisonnés et 24 ont été interpellés, tandis que 37 autres ont subi des violences physiques. Ce climat de peur affecte directement le travail des journalistes, qui se retrouvent souvent confrontés à des menaces de représailles pour avoir simplement exprimé leurs opinions.
“Des arrestations politiquement contreproductives pour le régime”
La répression des journalistes ne touche pas seulement ceux qui travaillent dans les médias traditionnels. Les voix critiques sur les réseaux sociaux et la société civile sont également ciblées. De nombreux citoyens ordinaires ont été interpellés (entre 2021 et 2024) pour avoir exprimé des opinions critiques sur les autorités sur des plateformes comme Facebook ou X. Cette répression des opinions s’étend à l’ensemble de la société, créant un climat où la liberté d’expression, pourtant garantie par la Constitution sénégalaise, est de plus en plus menacée.
L'un des paradoxes majeurs est que les actuels dirigeants du Sénégal, Ousmane Sonko et Diomaye Faye, ont eux-mêmes été des opposants farouches à l’ancien régime, dénonçant avec véhémence toute atteinte aux libertés publiques. Aujourd'hui au pouvoir, ils semblent adopter des pratiques qu'ils critiquaient autrefois, constatent plusieurs Sénégalais.
L’avocat et défenseur des droits humains, Souleymane Soumaré, souligne que “les arrestations de Yérim Seck et de Bougane Guèye Dany sont politiquement contre-productives pour le régime Diomaye-Sonko”. Selon lui, le gouvernement dispose de suffisamment d’arguments pour faire face aux critiques sans recourir à la répression judiciaire.
Le chemin vers une véritable liberté d’expression au Sénégal semble encore long, mais la résistance continue. Les journalistes, malgré les risques, continuent de jouer leur rôle de contre-pouvoir en dénonçant les abus du gouvernement et en informant l’opinion publique. Le combat pour une presse libre et indépendante, qui était l'un des acquis de la démocratie sénégalaise, doit être réaffirmé. La répression des voix dissidentes au Sénégal, que ce soit par l’arrestation de journalistes ou la censure des opinions critiques, représente une grave menace pour la liberté de la presse et, plus largement, pour la démocratie.
Alors que le pays traverse une période de tension politique et sociale, il est essentiel que les autorités sénégalaises réaffirment leur engagement envers les droits fondamentaux, notamment la liberté d’expression.
La libération de Cheikh Yérim Seck et d’autres journalistes poursuivis pour des délits d’opinion serait un pas important dans cette direction. Le Sénégal doit décider s’il souhaite préserver sa tradition démocratique ou sombrer dans l’autoritarisme. Les choix qui seront faits les prochains les mois auront des conséquences profondes non seulement pour les journalistes, mais aussi pour l’ensemble de la société.