NETTALI.COM - La question de l’abrogation de la loi d’amnistie, récemment relancée dans le débat public sénégalais, soulève des enjeux politiques, juridiques et sociaux majeurs. Initiée par la coalition au pouvoir dirigée par le Premier ministre Ousmane Sonko, cette proposition divise profondément l’opinion. Des voix influentes, dont celle d’Aïssata Tall Sall, ancienne ministre des Affaires étrangères et actuelle députée de la coalition Takku Wallu, se sont élevées pour mettre en garde contre les conséquences potentielles d’une telle démarche. En face, le camp du Pastef, fort de sa récente victoire législative, défend fermement cette initiative, l’associant à une quête de justice pour les victimes de la répression sous le régime précédent.
La question de l’abrogation de la loi d’amnistie divise profondément la classe politique sénégalaise et suscite de vives réactions. Au coeur de cette controverse se trouve Aïssata Tall Sall, ancienne ministre des Affaires étrangères et députée de la coalition Takku Wallu, qui a récemment dénoncé fermement le projet. Pour elle, remettre en cause cette loi serait une grave erreur juridique aux conséquences imprévisibles. L'ancienne mairesse de Podor ne mâche pas ses mots : “On dit qu’ils vont abroger la loi d’amnistie. On attend de voir. C’est facile à dire, mais beaucoup plus difficile à faire”.
Selon l’ancienne ministre, cette loi, en place depuis la fin du mandat de Macky Sall, avait joué un rôle central dans la stabilité politique en libérant de nombreux détenus, dont des figures emblématiques comme l’actuel Premier ministre Ousmane Sonko et le président de la République Bassirou Diomaye Faye. “Ce n’est pas parce qu’on a une majorité écrasante à l’Assemblée nationale qu’on peut faire n’importe quoi”, a-t-elle averti, soulignant que cette initiative pourrait fragiliser l’État de droit.
La députée insiste sur la nécessité de se concentrer sur les véritables priorités du peuple sénégalais telles que la lutte contre la pauvreté et le renforcement des institutions démocratiques, plutôt que sur des questions qu’elle juge secondaires. L’enjeu dépasse la simple dimension politique. L’abrogation pourrait, en effet, réactiver des poursuites contre des centaines d’individus précédemment amnistiés, créant un véritable imbroglio juridique.
Maurice Soudieck Dione, professeur agrégé de sciences politiques, met en garde : “L’abrogation de la loi nous ferait revenir au statu quo ante. Va-t-on remettre en prison des centaines d’individus parmi lesquels figurent aujourd’hui des ministres ?”
La réponse tranchée du camp Pastef
De leur côté, les partisans du Pastef ne cachent pas leur détermination. Amadou Ba, député de la nouvelle législature, a répliqué avec force sur les réseaux sociaux : “Les crimes du régime Macky ne peuvent être couverts ni par l’immunité, ni par l’impunité.” Il évoque des crimes “intangibles”, faisant référence aux violences qui ont marqué la fin du précédent régime, notamment la répression de manifestants.
Selon lui, ces faits relèvent du Statut de Rome de la Cour pénale internationale et ne sauraient bénéficier d’une quelconque protection juridique. L’accusation est grave : des exécutions de manifestants non armés, des enquêtes entravées et des enterrements précipités pour cacher la vérité. “Aucune loi d’amnistie ne pourra empêcher que les auteurs de ces crimes échappent à la justice”, martèle ce proche de Sonko.
Le débat prend ainsi une dimension morale et historique, ravivant les blessures encore ouvertes des années de tensions sous le régime de Macky Sall. Pour certains experts, la situation sénégalaise rappelle d’autres contextes africains. Seydi Gassama, président d’Amnesty International Sénégal, cite l’exemple du Bénin où la Cour africaine avait demandé l’abrogation d’une loi d’amnistie similaire, jugée contraire aux droits des victimes. Cette perspective soulève une question fondamentale : l’abrogation de la loi au Sénégal pourrait-elle être contestée devant des instances internationales ?
Pour d’autres, d’un autre point de vue juridique, la controverse repose aussi sur le principe de non-rétroactivité du droit. El Amath Thiam, président de l’ONG Justice sans frontières, souligne que l’abrogation pourrait être perçue comme une violation des droits acquis par les bénéficiaires. “La création d’une commission vérité et réconciliation serait une alternative plus solide”, propose-t-il, insistant sur la nécessité d’apaiser les tensions tout en rendant justice aux victimes.
Face à la complexité de la situation, certains appellent à une solution intermédiaire. Maître Moussa Sarr propose une abrogation partielle : maintenir l’amnistie pour les détenus politiques, mais l’exclure pour les responsables des violences d’État. Cette voie médiane pourrait permettre d’éviter une crise institutionnelle tout en répondant aux exigences de justice.
Parmi les autres points de vue exprimés, celui de Maître Demba Ciré Bathily se distingue par une analyse rigoureuse du cadre légal et constitutionnel. Selon lui, ce débat s’avère “puéril”, d’un point de vue juridique, car les mécanismes d’abrogation sont bien définis dans l’ordonnancement juridique sénégalais.
Pour lui, lorsque l’Assemblée nationale décide d’abroger une loi d’amnistie, celle-ci est effectivement supprimée de l’ordre juridique. Cette action ne signifie pas une simple annulation, mais une “revivification” des faits antérieurs. Les actes ayant une qualification pénale redeviendraient alors juridiquement poursuivables. Toutefois, cela ne signifie pas que les dossiers déjà clôturés seraient rouverts.
À l'inverse, de nouvelles procédures pourraient être initiées pour examiner des faits jusque-là protégés par la loi d’amnistie.
La distinction entre les acteurs politiques et les FDS
Un élément central de cette réflexion repose sur la motivation politique intrinsèque à la loi d’amnistie. Cette dernière, dans sa conception initiale, visait principalement des acteurs politiques. En revanche, les forces de défense et de sécurité (FDS) ne bénéficient pas d’une telle couverture, car elles agissent sous des ordres institutionnels, en dehors de toute motivation politique directe. Ainsi, les responsables des violences commises dans le cadre de la répression pourraient être exclus de la protection amnistiante, ce qui ouvre la voie à des poursuites spécifiques.
Le pénaliste souligne également que, même sans intervention directe du législateur, les victimes disposent déjà de leviers juridiques pour contester la loi d’amnistie. La voie de l’inconstitutionnalité ou de la conventionnalité reste une option solide. La loi pourrait être remise en cause pour non-respect des principes fondamentaux inscrits dans la Constitution sénégalaise ou les conventions internationales, notamment en matière de Droits de l’homme. Cette approche ouvre des perspectives de justice pour les victimes, tout en maintenant une cohérence juridique.
Pour rappel, á la veille des élections législatives remportées par le Pastef, l’annonce du Premier ministre, tête de liste de la coalition victorieuse, concernant l'abrogation de la loi d’amnistie de Macky Sall avait suscité une vive controverse. Elle signifierait un retour à la situation juridique antérieure pour les faits qu'elle couvrait. Cela pourrait rouvrir la voie à des poursuites contre des personnalités de l’ancien régime, notamment l’ex-président Macky Sall, l’ancien ministre de l’Intérieur Félix Antoine Diome ou encore le général Moussa Fall.
Pour les partisans de Macky Sall, cette initiative vise à régler des comptes politiques, menaçant de raviver des tensions. Amadou Sall, avocat et membre influent de l’intercoalition Takku Wallu Sénégal, s'insurge : “Annuler l’amnistie, c’est mettre en accusation la police nationale et l’armée, dont certains hauts gradés sont toujours en poste. Par ailleurs, Ousmane Sonko a lui-même appelé à l’insurrection qui a causé des morts. Il devra alors être poursuivi.”
Cette déclaration souligne le paradoxe auquel fait face le gouvernement actuel : vouloir abroger une loi tout en préservant une certaine stabilité institutionnelle. La première session de la nouvelle Assemblée nationale, prévue ce 2 décembre, sera sans doute le théâtre de débats houleux. Le Pastef, fort de sa majorité écrasante avec 130 sièges sur 165, a les moyens de faire passer ses réformes. Mais à quel prix ? Comme le rappelle Aïssata Tall Sall, “ils n’ont pas été élus pour ça”.
Le défi pour la majorité sera de démontrer que l’abrogation de la loi d’amnistie ne relève pas d’une revanche politique, mais d’une volonté de justice. Le Sénégal est à la croisée des chemins. La manière dont cette question sera tranchée pourrait avoir des répercussions profondes sur la stabilité démocratique du pays et la confiance des citoyens envers leurs institutions.
Ainsi, l’application de cette la loi apparaît comme une démarche à haut risque. Si elle répond à une demande de justice, elle menace de raviver les plaies d’une période tumultueuse et de fragiliser les institutions sécuritaires. Le gouvernement devra naviguer avec prudence pour éviter que cette initiative ne se transforme en arme à double tranchant, compromettant sa propre stabilité et celle du pays.