NETTALI.COM - La Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) traverse l’une des crises les plus complexes de son histoire. Réunis hier à Abuja, les chefs d’État et de gouvernement de l’organisation ont fait face à une situation inédite : la volonté affichée des régimes militaires du Burkina Faso, du Mali et du Niger – regroupés au sein de l’Alliance des États du Sahel (AES) – de quitter définitivement la CEDEAO à la fin du mois de janvier 2025.

Alors que les tensions s’exacerbent, les dirigeants de la CEDEAO tentent, dans un dernier élan diplomatique, de convaincre les trois pays sahéliens de revenir sur leur décision. La prolongation de la mission de médiation des présidents sénégalais Bassirou Diomaye Faye et togolais Faure Gnassingbé jusqu’en juillet 2025, traduit une volonté manifeste de ne pas rompre le dialogue.

Toutefois, les pays de l’AES, absents de ce sommet, maintiennent une position ferme, affirmant que leur départ est “irréversible”. Les deux jeunes chefs d’État ont été mandatés pour poursuivre les efforts de médiation. Lors du sommet, Omar Touray, président de la Commission de la CEDEAO, a annoncé une période de transition jusqu’au 29 juillet 2025. Cette initiative vise à maintenir les portes ouvertes pour les trois pays sahéliens et à permettre un dialogue constructif.

Le président Bassirou Diomaye Faye, qui s’est engagé avec détermination dans cette mission, a récemment déclaré qu’il faisait des progrès dans les négociations. Selon lui, il n’y a aucune raison valable pour que les trois pays quittent définitivement la CEDEAO, compte tenu des défis sécuritaires communs.

De son côté, le président togolais Faure Gnassingbé joue un rôle discret, mais crucial dans ce processus. Connu pour sa diplomatie pragmatique, il a multiplié les rencontres avec les dirigeants sahéliens pour apaiser les tensions et trouver un terrain d’entente.

Le retrait du Burkina Faso, du Mali et du Niger représente un véritable tournant pour la CEDEAO. Au-delà des enjeux politiques et sécuritaires, cette crise met en lumière la nécessité pour l’organisation de se réinventer afin de répondre aux attentes de ses États membres et de leurs populations.

La rupture entre la CEDEAO et les États du Sahel s’inscrit dans un cadre complexe marqué par une succession de coups d’État militaires dans la région. Depuis 2020, le Mali a connu deux renversements de pouvoir suivis par deux autres au Burkina Faso en 2022 et, plus récemment, par celui du Niger en juillet 2023. Ces crises politiques et institutionnelles ont ébranlé l’organisation ouest-africaine, qui s’est retrouvée face à un dilemme : respecter son principe d’intransigeance vis-à-vis des changements anticonstitutionnels de pouvoir ou faire preuve de flexibilité face à des réalités locales complexes.

La CEDEAO avait notamment adopté une posture ferme, après le coup d’État au Niger en juillet 2023, en menaçant d’une intervention militaire et en imposant de lourdes sanctions économiques à Niamey. Si ces sanctions ont depuis été levées, elles ont laissé des séquelles profondes et alimenté le sentiment, au sein des régimes militaires sahéliens, d’une instrumentalisation de l’organisation par des puissances étrangères, en particulier la France.

Une décision irréversible pour l’AES

Deux jours avant le sommet d’Abuja, les régimes militaires du Mali, du Burkina Faso et du Niger avaient déjà annoncé que leur retrait de la CEDEAO était “irréversible”. Cette déclaration est le prolongement d’une dynamique amorcée en janvier 2024, lorsqu’ils avaient formalisé leur départ par un communiqué conjoint.

Pour les dirigeants sahéliens, la CEDEAO a échoué à répondre aux besoins pressants de leurs populations, particulièrement en matière de sécurité. Depuis une décennie, les trois pays sont confrontés à des insurrections djihadistes qui ont fait des dizaines de milliers de morts et déplacé des millions de personnes. Cette incapacité à stabiliser la région a nourri un sentiment de défiance envers l’organisation régionale.

Par ailleurs, les pays de l’AES reprochent à la CEDEAO une trop grande proximité avec des partenaires étrangers comme la France, qu’ils accusent d’influence néocoloniale. Dans cette logique, ils ont choisi de se tourner vers des partenaires jugés plus “sincères” tels que la Russie, renforçant ainsi leur coopération militaire, économique et stratégique avec Moscou.

Les enjeux sécuritaires et économiques : des réalités divergentes

La fracture entre l’AES et la CEDEAO est accentuée par des visions divergentes en matière de sécurité et d’économie régionale. Pour la CEDEAO, la stabilité politique des États membres constitue un préalable indispensable pour faire face aux menaces sécuritaires. Toutefois, les régimes militaires sahéliens estiment que la lutte contre le terrorisme nécessite une approche pragmatique, parfois éloignée des principes démocratiques imposés par l’organisation.

Dans ce contexte, les pays de l’AES cherchent à renforcer leur intégration régionale à travers des mesures concrètes. Ils ont récemment signé un protocole d’accord visant à supprimer les frais d’itinérance téléphonique (roaming) entre leurs pays, une mesure qui facilitera les communications et la circulation des citoyens. Par ailleurs, ils ambitionnent d’harmoniser leurs documents de voyage et leurs politiques d’immigration, dans le but de garantir une libre circulation des biens et des personnes.

La question monétaire : vers une autonomie financière ?

Un autre sujet majeur reste en suspens : l’avenir monétaire des pays de l’AES. Membres de l’Union économique et monétaire ouestafricaine (UEMOA), ils utilisent toujours le franc CFA, une monnaie largement critiquée pour son arrimage à l’euro et sa gestion par le Trésor français. Les dirigeants sahéliens ont plusieurs fois évoqué la possibilité de quitter la zone CFA afin de créer une monnaie indépendante qui répondrait mieux aux besoins de leurs économies. Cette question, hautement symbolique, illustre leur volonté de s’affranchir des influences extérieures et de bâtir une souveraineté économique. Toutefois, une sortie du franc CFA reste complexe, car elle nécessiterait des réformes structurelles et une coopération monétaire solide.

La prolongation des efforts de médiation jusqu’en juillet 2025 offre une dernière chance de réconciliation. Toutefois, le succès de ces initiatives dépendra de la capacité des dirigeants régionaux à surmonter les divergences idéologiques et à proposer des solutions concrètes aux défis sécuritaires, économiques et sociaux auxquels fait face la région.

Au moment où les États de l’AES poursuivent leur chemin vers une intégration renforcée et une autonomie accrue, la CEDEAO se trouve face à un choix historique : préserver son unité en s’adaptant aux nouvelles réalités géopolitiques ou risquer une fragmentation qui affaiblirait l’ensemble de la région. Quoi qu’il advienne, l’avenir de la coopération ouest-africaine est en jeu et les prochains mois s’annoncent décisifs.