NETTALI.COM - Des « traîtres », nos chers tirailleurs ! Une déclaration signée Cheikh Oumar Diagne, le directeur des moyens généraux de la présidence de la république. Un type de déclarations fracassantes et polémiques auxquelles, on commence à s’habituer chez lui. Une déclaration qui a fait sortir de leurs gonds, beaucoup d’Africains et de sénégalais à travers les réseaux sociaux et les médias.
« Traîtres », un mot bien affligeant, une insulte même, bien trop lourde à encaisser pour les familles des tirailleurs et pour bon nombre d’Africains, au regard du concert d’indignations que cette sortie a suscité.
Tel un électron libre au cœur de la république, il n’en fait qu’à sa tête, heurtant en toute impunité les croyances et convictions. Beaucoup en sont d’ailleurs à se demander pourquoi l’on continue à tolérer les dérapages et provocations de ce monsieur.
La posture de COD est en effet vue dans certains milieux intellectuels comme une sorte de révisionnisme ou disons le également de négationnisme. La vérité est que Cheikh Oumar Diagne n’est pas à son premier coup d’essai. Il s’était, rappelons-le attaqué, il n’ y a guère longtemps, aux confréries religieuses, arguant que les grands évènements religieux, sont des occasions de blanchir de l’argent. Une sortie qui avait suscité une levée de boucliers avec des disciples et talibés mourides qui étaient montés au créneau, le menaçant de publiquement.
Mais ce qui a sans doute dû davantage ulcérer une bonne partie de l’opinion, c’est que l’histoire récente des tirailleurs qui s’était récemment invitée dans l’actualité, avec la commémoration du 80ème anniversaire du massacre de Thiaroye 44, au cours duquel, les tirailleurs ont été honorés, dit autre chose sur leur histoire. D’ailleurs pour peu qu’on analyse ce qui avait été à l’origine de cette révolte et de ce massacre de Thiaroye en 1944, que le gouvernement français a d’ailleurs reconnu, est une affaire de réclamation de droits et de reconnaissance de leurs sacrifices. Rien que cet argument aurait pu suffire pour que COD se rende à l’évidence que les tirailleurs n’acceptaient pas tout ; à l’époque d’ailleurs, ils n’étaient pas citoyens sénégalais et se battaient pour la France, le Sénégal n’existant pas encore.
Des tribunes détruisent son argumentaire, COD campe sur sa position
Une sortie qui a choqué plus d’un, à tel point que c’est un tsunami de tribunes de journalistes, d’hommes politiques, de citoyens, etc qui ont afflué dans les colonnes des journaux et partagées sur les réseaux sociaux, dans le but évidemment de déconstruire l’argumentaire très désinvolte de COD.
Dans une tribune intitulée « Attention à ne pas déformer l’histoire », le colonel de Gendarmerie à la retraite, Abdoulaye Aziz Ndao, au fait de ces questions d’histoires, demande de faire la différence entre les Tirailleurs et les Spahis, faisant valoir que « leurs histoires sont très différentes et nullement liées ».
De l’avis du colonel, « les spahis répondent à certaines traditions de l’Armée française dont l’origine se trouve d’une part à la conquête de l’Égypte pendant la révolution où Napoléon entame la conquête de l’Algérie d’autre part ». « Les tirailleurs, poursuit-il, sont un autre corps de l’armée française (…) C’est le général Faidherbe qui a deux types de troupe pour conquérir le Sénégal (infanterie coloniale dont il est membre avec Pinet Laprade et Canard Valère) et spahis qui viennent d’Algérie qui crée le corps des tirailleurs sénégalais. »
« Ce corps, a-t-il informé, « est créé et recruté à partir de 1857 parmi des volontaires, des esclaves, des prisonniers et autres pour constituer une force supplétive à la disposition des autorités coloniales et permettre ainsi à la France de mener ses ambitions et conquérir des territoires. Cette force encadrée par des officiers français et des spahis va conquérir le Sénégal en domptant la plupart des rebellions et en consolidant les conquêtes territoriales. Telle est sa première vocation »
« Ensuite vient une deuxième phase de l’évolution des tirailleurs durant laquelle, cette force noire est impliquée dans les deux guerres mondiales. Avec l’aide de Blaise Diagne, la France recrute plus de 300.000 hommes dans les colonies pour les faire participer à la guerre. Autant il y a des tirailleurs sénégalais (nom générique) pour tous les Noirs autant il y a des tirailleurs algériens, marocains tunisiens et autres. C’est une armée indigène qui sous forme de volontariat et parfois de force participe à la guerre. Les tirailleurs vont s’illustrer aussi bien sur le front qu’en Grèce et en Lybie lors des deux guerres. La France libre de Brazzaville s’appuiera sur cette force », nous apprend le Colonel Ndao.
Cette force noire principale composante de la première armée française de De Lattre de Tassigny débarquera à Provence et libéra le Sud et le centre de la France.
Convaincue de la victoire et du succès des débarquements, De Gaulle ‘’reblanchira’’ l’armée française et va rapatrier la force supplétive avec un calcul froid et méchant qui aboutira à Thiaroye 44. », ajoute Abdoulaye Aziz Ndao.
« La troisième phase, relève toujours le colonel, est la période après la guerre où la France reprendra ses méthodes coloniales avec l’emploi des tirailleurs à Madagascar par une répression sanglante contre toute contestation des populations, puis en Indochine et en Algérie. Il reste à signaler que la deuxième phase donc l’emploi du Régiment des Tirailleurs Sénégalais (RTS) en Europe a beaucoup contribué dans l’émancipation des peuples colonisés. Les tirailleurs qui se sont illustrés sur les champs de bataille ont démythifié les Blancs et vont réclamer des droits à la dimension de leur courage, de leur engagement et de leur sacrifice », conclut le colonel.
Une autre contribution, celle d’un professeur d’Histoire et de Géographie M. Coulibaly est venue préciser certains faits historiques. Elle fait en effet valoir que les tirailleurs sénégalais ont versé leur sang sur des champs de bataille qui ne leur appartenaient pas, souvent pour des causes européennes. Beaucoup sont morts, et leur contribution a largement été reconnue, même si ce fut tardivement. De même, a-t-il rappelé, après leur service, nombre d’entre eux ont participé aux luttes pour l’indépendance de leurs pays, dénonçant l’oppression coloniale. Ils ne se sont donc pas limités à servir les intérêts français, mais ont aussi contribué à l’émancipation de leurs propres peuples. Il serait donc injuste, selon lui, de les condamner sans tenir compte de ce contexte post-colonial.
De plus en plus, a-t-il conclu, leur mémoire est réhabilitée et célébrée, en particulier au Sénégal et en Afrique, où ils sont perçus comme des héros ayant sacrifié leur vie pour leur patrie, bien que cette patrie ait été alors sous domination coloniale. Donc, selon lui, traiter les tirailleurs sénégalais de traîtres, est une interprétation qui ignore le contexte historique complexe dans lequel ces hommes ont évolué.
Des contributions et réponses, il y en a eues à la pelle qui sont allées dans le même sens de déconstruire l’affirmation de COD.
Mais face à la controverse, Cheikh Oumar Diagne a campé sur sa position en réaffirmant ses déclarations. « Aux amis, je conseille d’aller suivre l’intégralité de l’interview sur Fafa TV avant de se faire une religion car dans ce pays, il y a des individus qui travaillent dans la fabrique de polémiques », peut-on lire sur sa page facebook. Il est en tout cas bien gonflé celui-là pour oser qualifier certains individus de fabrique de polémiques.
Poursuivant son propos, il enchaîne : « Quand on se bat contre ceux qui résistent, quand l’on se bat dans les fronts de décolonisation (Algérie, Indochine, etc) pour maintenir la domination, quand l’on se bat pour l’oppresseur (la France), dites-moi comment devrais-je les appeler ??? Comment pouvons-nous détester Faidherbe pour ce qu’il a fait et aimer son bras armé (les tirailleurs) ? Comment on peut clasher Blaise Diagne (le grand recruteur) et aimer les recrutés ? Durant la colonisation, il y avait les résistants à l’ordre colonial (les héros), ceux qui participaient à la domination coloniale (les traîtres) et les neutres. Dites-nous dans quel groupe étaient les tirailleurs ? », lit – on dans un post sur sa page Facebook.
A lire son argumentaire au demeurant bien simpliste dans sa manière de l’asseoir, l’on est aussitôt frappé par la désinvolture et la légèreté avec lesquelles, il l’a mené. De petites interrogations suivies de déductions simples comme si l’histoire des tirailleurs ne s’est déroulée qu’en une seule phase ; qu’elle n’a pas évolué dans le temps ; qu’elle n’est pas le fruit d’un contexte et qu’elle n’est pas influencée par la mentalité de l’époque, etc
Il a dû sans doute oublier qu’on était au 19ème siècle et que la grande majorité de ces tirailleurs étaient enrôlés de force, dans des conditions souvent brutales. Un autre élément qu’il semble volontairement occulter, c’est que le Sénégal n’existait pas à l’époque, ce qui veut dire que ces tirailleurs servaient plutôt la France. Tout cela pour dire que son argumentaire s’effondre comme un château de cartes en réalisant qu’il est mené sans recul, sans précaution et sans la moindre volonté de s’appliquer une certaine rigueur dans l’analyse. Pour l’intellectuel dont il se prévaut, COD est tout simplement à côté de la plaque et a raté l’occasion de se taire encore une fois.
Un travail sur un tel sujet est assurément celui d’un historien. En effet dans son travail, l’homme de l’art produit des recherches originales en rapportant des faits passés, en les catégorisant, puis en en proposant une interprétation équilibrée et justifiée par des sources.
Une présence de plus en plus encombrante au palais
L’autre question que l’on peut raisonnablement se poser, est de savoir comment Cheikh Oumar Diagne, en tant que collaborateur du président de la république, a-t-il pu ramer à contre-courant de l’action de son patron ? Il l’a non seulement contredit mais a aussi désavoué son action au passage, alors que lui s’est depuis quelques temps résolument inscrit dans une logique de réappropriation positive de notre mémoire collective et de nos symboles ? C’est un vrai coup de poignard qu’il a planté dans le dos de Diomaye Faye qui lui a fait confiance en le nommant et doit sans doute être bien dépité face à tout son travail mémoriel qui est en train d’être ruiné. Pour un collaborateur, COD est devenu bien encombrant, tant il semble avoir un permis de tout dire et de tout faire, tel un éléphant dans un magasin de porcelaine.
Même le Premier ministre Ousmane Sonko, lors de sa déclaration de politique générale de ce vendredi 27 décembre, a défendu la mémoire de ces soldats, saluant leur courage face à l'injustice, tout en déclarant avec fermeté que "le 1er décembre 1944, à Thiaroye, des hommes sénégalais, aux côtés de leurs frères africains, ont préféré mourir par dizaines plutôt que de subir l'injustice et le déshonneur".
Mais auparavant, la veille de la DPG, la sortie du porte-parole du gouvernement Moustapha Ndiek Sarré en total désaccord avec les propos de COD, a laissé poindre un sentiment de désolation, mais en même temps que de la prudence, demandant à demi-mot, le limogeage de celui-ci. « Rien n’empêche le président de la République de prendre des mesures pour sanctionner Cheikh Oumar Diagne. Le président est quelqu’un de très mesuré et de très posé. Quand il prend une décision, c’est une décision très réfléchie. Pour le moment, laissons-le », a-t-il soutenu, soulignant que la « décision de limoger le directeur des moyens généraux de la présidence dépendra du chef de l’Etat . Je ne saurais prendre une décision à sa place. Ce qui est sûr, c’est que je vous ai donné ma position à moi. Je suis en total déphasage avec ce que monsieur Cheikh Oumar Diagne a dit. Je considère que ces tirailleurs sont des héros de la Nation » relève-t-il.
Une sortie pour le moins incongrue qui laisse penser que les violons ne sont pas bien accordés au sommet de l’Etat. Il y a quelque part où la machine grince et qu’on ne nous dit pas. Ce n’est pas en effet la première fois que le président Diomaye Faye est victime de contestation voire de désaccord dans le cas de COD. La sortie du directeur général du Port autonome de Dakar, Waly Diouf Bodiang, celui de l’ARTP Dahirou Thiam, du député Guy Marius Sagna ainsi que la section Pastef de Grand Dakar sont là pour nous rappeler que ceux-là s’étaient offusqués de la nomination de Samba Ndiaye au poste de Président de conseil d’administration avec un Ousmane Sonko qui avait sauté sur la fronde et pour annoncer que des « mesures correctives seraient sans doute envisagées par le président de la République ». Une situation tellement embarrassante que ce dernier s’était senti obligé de se prononcer dans un discours à la nation, exhortant les militants à tourner la page. Le PR avait ainsi estimé que les erreurs du passé doivent être pardonnées et surpassées dans un esprit de réconciliation nationale.
COD a encore une fois de plus créé une polémique, après celle née de la prise en charge des hôtes de Touba et des secousses provoquées dans les foyers religieux.
Des propos sur les tirailleurs, en somme bien dangereux qui portent sans aucun doute, atteinte à la mémoire de tout le peuple africain et de ses croyances. Ils viennent davantage embrouiller certains esprits peu préparés à décrypter et à comprendre des affirmations aussi légères qui ne reposent sur aucun fait historique indiscutable, mais plutôt sur de la désinvolture, de la gratuité dans les arguments, sans oublier ce besoin de provocation, finalement tous basés au fond que sur les états d’âme de COD. Le besoin de buzz et d’exister ne serait certainement pas à exclure pour le chef de parti dont on oublie parfois qu’il en est, son existence n’étant que médiatique et son parti inconnu au bataillon.
L’on ne peut de toute façon ne pas attribuer au Président Diomaye Faye, tout le mérite d’avoir encouragé cette dynamique pour restaurer la mémoire et la dignité des tirailleurs sénégalais, une "histoire commune avec 16 pays africains frères", sans oublier l’enseignement de l’histoire de Thiaroye dans les curricula à venir. Celui-ci avait par ailleurs indiqué qu’un Mémorial à l’honneur des tirailleurs sera érigé à Thiaroye ; de même qu’ un centre de documentation et de recherche dédié "pour conserver la mémoire" de ces soldats africains ayant participé à la libération de la France du joug nazi.
Sur un autre plan, nous devons davantage veiller à ce que le traitement de questions aussi pointues et complexes soit laissé à la discrétion de spécialistes, en l’occurrence dans ce cas-ci, aux historiens. Cheikh Oumar Diagne a occupé les médias pendant un certain temps au point de susciter la sortie du porte-parole du gouvernement. Qu'est-ce qu'il nous a apporté ? Sinon des doutes et de la mauvaise conscience auprès de certaines personnes en ce qui concerne la question des tirailleurs. Ce qui veut dire que parfois, un individu sans autorité sur un sujet donné, peut l’installer dans le débat public, arriver à nous distraire et nous écarter des question essentielles, alors qu’il y a tant de chantiers à entreprendre et de combats à mener dans ce pays. Dans un pays organisé, tout individu ne devrait pas prendre la parole sur tout sujet. Mais avec les réseaux sociaux où chaque voix compte désormais autant que l’autre et un débat public est de plus en plus pollué, envahi qu’il est par les réseaux sociaux, il est question de réfléchir aux voies et moyens de réorganiser l’espace public.