NETTALI.COM - L’abrogation de la loi d’amnistie tant souhaitée par les nouvelles autorités risque d’avoir des conséquences notables sur les bénéficiaires. Tandis que certains spécialistes du Droit voient dans cette décision un acte nécessaire pour rétablir la justice, d’autres expriment des préoccupations quant aux répercussions juridiques de cette suppression.
La loi d’amnistie, ce droit acquis au précédent régime, va bientôt être effacée, comme une trace laissée dans le sable par une vague montante. Le Premier ministre a fait l’annonce, hier vendredi, dans sa Déclaration de politique générale (Dpg). «En plus de l’inscription budgétaire de crédits destinés aux victimes, il sera proposé à votre auguste assemblée, dans les semaines à venir, un projet de loi rapportant la loi d’amnistie votée le 6 mars 2024 par la précédente législature, pour que toute la lumière soit enfin faite et les responsabilités situées, de quelque bord qu’elles se situent. Il ne s’agit pas ici de chasse aux sorcières, encore moins de vengeance, car aucun sentiment de revanche ne nous anime, loin de là. Il s’agit simplement de justice, pilier sans lequel aucune paix sociale ne peut être garantie», a déclaré le chef du gouvernement.
Adoptée dans une atmosphère de tensions et de polémiques, la loi d’amnistie, qui concernait les événements politiques entre 2021 et 2023, a fait naître des vagues qui secouent encore l’opinion. Aujourd’hui, son abrogation pourrait avoir des conséquences aussi marquantes que la disparition d’un phare dans une tempête. Pr Ndiogou Sarr, enseignant-chercheur en Droit public, met en lumière la portée juridique de cette décision : «Si on abroge la loi, cela veut dire qu’on la raye, qu’on l’efface. Et donc la loi disparaît avec ses conséquences. Quand une loi est abrogée, elle disparaît dans le temps et dans l’espace, par conséquent, les effets qu’elle était censée produire, disparaissent également, parce que la loi est censée n’avoir jamais existé.»
La révision de ce droit acquis, tel un acte de réparation, selon les partisans du nouveau régime, semble marquer le retour à un ordre où la justice, d’abord oubliée, pourrait enfin voir la lumière. Mais cette abrogation, loin d’être un simple acte administratif, emporte avec elle les illusions, les espérances, et les torts non réparés, tout en ouvrant une nouvelle page pour un Sénégal qui cherche à faire éclater la vérité, coûte que coûte.
«Les bénéficiaires ne pourront plus prétendre à un droit acquis »
Selon l’enseignant-chercheur en Droit public, l’abrogation de la loi d’amnistie pourrait se déployer sur deux terrains distincts : celle de la suppression totale de la loi ou, au contraire, d’une abrogation partielle de ses dispositions. « Si la loi est complètement abrogée, que toutes ses dispositions et ses effets sont anéanties, les bénéficiaires ne pourront plus prétendre à un droit acquis. Parce que les faits supposés avoir été effacés ne le seront plus. Et si les faits subsistent toujours, qui pourrait prétendre bénéficier des effets de la loi ? Il n’y aura plus de droit acquis.»
Dans cette lumière, une question demeure : que devient le sort des bénéficiaires de cette amnistie, comme le président Bassirou Diomaye Faye et le Premier ministre Ousmane Sonko, qui ont vu leur détention levée grâce à cette loi ? «Est-ce qu’ils ont été accusés ou jugés pour des faits avérés qui entrent dans le champ de l’amnistie ?», interroge le Pr Sarr. « Pas à ma connaissance, en tout cas. Il faut que la culpabilité des personnes visées soit bien établie par rapport aux faits amnistiés. Si la loi est abrogée, cela veut dire que tout ce qu’elle était censée effacer demeure, et si des personnes peuvent être appréhendées sur la base de ces faits, il faudra asseoir leur culpabilité avant tout.»
Le Pr Sarr n’hésite pas à pointer du doigt la précipitation avec laquelle cette loi a été votée. «Une loi d’amnistie ne devrait exister que lorsque dans une situation objective, on a déterminé les faits et les responsabilités. Et cela n’a pas été fait dans le cadre de cette loi-là, les responsabilités n’ont pas été situées, donc qui peut prétendre en bénéficier ? Ces personnes qui ont été mises en prison alors qu’on ne leur a notifié aucune inculpation ? Sur quelle base ont-elles été amnistiées ? Qu’est-ce qu’elles ont fait réellement pour être amnistiées ?»
En somme, pour le Pr Sarr, cette loi d’amnistie s’apparente à une hâte maladroite. Une loi adoptée dans la précipitation, sur des fondations floues, dont l’esprit a été faussé
«Les détenus libérés ne perdront pas leurs droits acquis»
Le point de vue du Pr Ndiogou Sarr semble se heurter à celui de son confrère, le Pr Mady Boiré, enseignant en Droit pénal à l’Université Gaston Berger. Selon lui, les bénéficiaires de la loi d’amnistie, et notamment les détenus qui en ont profité pour retrouver leur liberté, ne verront pas leurs droits acquis remis en question. «La loi nouvelle qui abrogerait la loi ancienne n’affecterait pas les droits acquis. Les détenus, en conséquence, libérés par la première amnistie, ne perdraient point ce droit acquis», explique-t-il, soulignant qu’une fois les portes de la prison franchies, il est difficile de les refermer.
Pour lui, même si l’amnistie est abrogée, les bénéficiaires restent libres et ne risquent pas de retrouver les barreaux. En somme, une liberté acquise ne peut être déchue par la nouvelle législation, aussi sévère soit-elle.
Un autre professeur en Droit, qui préfère garder l'anonymat, insiste sur l’application du principe de non-rétroactivité de la loi. «Une loi n’a pas de rétroviseur. En abrogeant cette loi d’amnistie, l’Assemblée nationale va adopter une nouvelle loi. Or, une loi nouvelle ne peut pas s’appliquer à des situations nées avant son entrée en vigueur», précise-t-il. Autrement dit, si la loi d’amnistie est supprimée, les personnes qui en ont bénéficié conserveront leur statut, tout comme un fleuve qui poursuit son cours malgré un barrage édifié en amont.
Pour cet expert, cette situation pourrait ne pas entraîner de grandes répercussions juridiques immédiates pour les bénéficiaires, mais elle marque, néanmoins, un tournant historique dans la jurisprudence du pays. Le professeur va encore plus loin en soulignant l’aspect inédit de la situation. «Ce sera une première au Sénégal, de 1960 à nos jours, qu’une loi d’amnistie est abrogée. Une situation inhabituelle qui va poser d’énormes problèmes juridiques, et des conséquences imprévisibles. » En effet, la suppression d’une loi d’amnistie, jusque-là considérée comme une mesure apaisante, pourrait engendrer des tensions et des ambiguïtés dans la sphère juridique.