NETTALI.COM - La répartition de l’enveloppe de cinq milliards de francs CFA, destinée à indemniser les victimes des manifestations politiques survenues entre 2021 et 2024, fait débat. Malgré les efforts du gouvernement pour répondre aux préjudices subis, l’opacité autour des critères d’éligibilité, la réduction du budget initialement prévu et les disparités dans la répartition de l’aide alimentent une controverse grandissante.
La somme de cinq milliards de francs CFA incluse dans la loi de finances rectificative et approuvée par le Parlement avait pour ambition d’apaiser les tensions post-crise en indemnisant les victimes des violences politiques. Cependant, l'initiative, censée marquer une volonté de réconciliation nationale, est aujourd'hui au centre d’un tumulte médiatique et politique.
Lors de l’examen de cette loi, le ministre des Finances et du Budget, Cheikh Diba, a annoncé que 1 875 victimes avaient été recensées. Pourtant, il n’a fourni que peu de détails sur les profils des bénéficiaires et sur les modalités précises de répartition. Parmi les critiques récurrentes, figurent le manque de transparence, les inégalités perçues dans la distribution des fonds et l'absence de communication claire.
D’ex-détenus de Pastef en colère
Le mécontentement est particulièrement remarqué chez les ex-détenus politiques affiliés à Pastef, principal parti d'opposition durant la période des manifestations. Parmi eux, Yoro Ndao, membre du collectif des anciens détenus, dénonce l'absence de critères clairs et la lenteur du processus. “Rien n'est transparent. Certains ont perçu des sommes en catimini, tandis que d'autres, qui ont également subi des préjudices graves, n’ont rien reçu”, s’est-il insurgé. Une autre victime, intervenant sur les ondes de la RFM, a souligné les lacunes de la plateforme gouvernementale chargée de recenser les bénéficiaires. “De nombreux ex-détenus grièvement blessés n'ont pas été pris en compte, alors que d'autres ont bénéficié de ces fonds sans explications claires”.
Ces accusations ont également ciblé des responsables comme Diop Taif et la ministre Maimouna Dièye, soupçonnés de favoritisme. En réponse, Diop Taif a fermement rejeté ces allégations et brandi la menace de poursuites judiciaires contre ses détracteurs. Fofana, un habitant de Malika et membre de la commission chargée des indemnisations, a défendu la gestion des fonds, affirmant que la première enveloppe de 120 millions F CFA avait été distribuée en priorité aux cas les plus urgents, sur la base de dossiers médicaux et de justificatifs. “Des sommes allant de 300 000 à 800 000 F CFA ont été allouées à des bénéficiaires ayant présenté des ordonnances, des bilans médicaux ou des analyses. C'est un partage équitable qui a été fait”, a-t-il expliqué, qualifiant les accusations d’infondées.
Cependant, cette approche n’a pas convaincu tout le monde. Les gérants de stations-service, également victimes des violences avec des pertes estimées à 1,102 milliard F CFA, dénoncent leur exclusion du dispositif. Ibrahima Fall, président de l’Association des gérants de stations-service, a exprimé son indignation face au silence des autorités. “À ce jour, personne ne nous a contactés. Nous avons subi des pertes énormes, mais nous sommes ignorés. L’État, garant des biens et des personnes, doit se substituer aux assureurs et nous indemniser”, a-t-il déclaré. Les gérants exhortent le gouvernement à inclure leurs revendications dans le processus et rappellent avoir déjà transmis tous les documents nécessaires pour évaluer leurs préjudices.
La société civile s’en mêle
La controverse a attiré l’attention des organisations de la société civile. Seydi Gassama, directeur exécutif d’Amnesty International Sénégal, a exhorté le gouvernement à garantir un processus inclusif et transparent. “L’État doit travailler avec les associations de victimes, les avocats et les organisations de la société civile pour assurer une indemnisation équitable”, a-t-il écrit sur son compte X.
En effet, il y a quelques jours, le Forum civil a interpellé le gouvernement au sujet des activités du “comité chargé de proposer une assistance aux ex-détenus et autres victimes de la période préélectorale”. Créé par arrêté ministériel n°017540 du 30 juillet 2024, publié dans le Journal officiel n°7758 du 31 août 2024, ce comité est censé superviser la gestion de l’enveloppe de cinq milliards de francs CFA. Toutefois, plusieurs zones d’ombre subsistent sur son fonctionnement, ses critères de sélection et les mécanismes de répartition des fonds.
Dans un communiqué, l'organisation a dénoncé le manque de communication sur les actions concrètes menées par ce comité. “Il est impératif que le gouvernement informe le public sur les modalités opérationnelles du comité, les bénéficiaires réels et les critères qui encadrent la répartition de l’aide”, a déclaré un de ses représentants.
Le Forum civil souligne également que la création d’un tel comité, bien que salutaire en théorie, n’a pas été accompagnée d’une stratégie claire pour garantir une transparence totale dans la gestion des fonds publics. Pourtant, lors des débats parlementaires, le député Alioune Ndao a plaidé pour une clarification des critères de répartition. “Parmi ces victimes, il y a des personnes emprisonnées, blessées, ayant perdu des biens ou des proches. Nous devons préciser comment cette somme sera allouée”, a-t- il insisté.
Il a également interrogé le ministre des Finances sur la réduction du budget initialement prévu pour ces indemnisations, passé de huit à cinq milliards F CFA.
Cette prise de position s’ajoute à une série d’interventions de la société civile et de l’opposition parlementaire, qui appellent à une gestion plus rigoureuse et inclusive des fonds destinés aux victimes des violences politiques. Le député Barane Fofana a renchéri : “Où sont passés les trois milliards soustraits de l’enveloppe initiale ?”
En réponse, Cheikh Diba a expliqué que les fonds sont gérés par le ministère des Solidarités et de la Famille. À ce jour, 112 dossiers ont été approuvés pour un montant total de 108 millions F CFA et les travaux se poursuivent pour identifier les cas les plus urgents (NDLR).
Malgré ces précisions, la gestion des indemnisations est qualifiée de légère. Alors que les attentes des victimes et des associations sont élevées, les lacunes dans la transparence et l’inclusion alimentent une méfiance croissante.
Pour l’heure, le gouvernement parait déterminé à poursuivre le processus tout en évitant les écueils liés à une prise en charge inappropriée ou partielle. La question de l’enveloppe globale et des critères de répartition devra toutefois être vite résolue, pour restaurer la confiance et répondre aux attentes des citoyens.
L’indemnisation des victimes des violences politiques entre 2021 et 2024 est un test complexe pour le gouvernement, tant sur le plan de la justice sociale que de la réconciliation nationale. Si l’intention de réparer les préjudices est louable, sa mise en oeuvre laisse encore à désirer. Entre accusations de favoritisme, demandes d’inclusion et attentes non satisfaites, le défi reste im-mense. Pour beaucoup d’observateurs, la réussite de ce processus dépendra de la capacité des autorités à instaurer une transparence totale et à garantir une distribution équitable des fonds, audelà des clivages politiques et des intérêts partisans.