NETTALI.COM - Une scène qui a fait le tour de la toile, c’est celle contenue dans une vidéo montrant Mamadou Badio Camara, le président du Conseil constitutionnel, touchant El Malick Ndiaye afin de le prévenir de la main tendue du président de la République, Bassirou Diomaye Faye, qui saluait un à un les officiels présents dans la salle ! Elle a eu lieu lors de la rentrée solennelle des cours des tribunaux. On peut y voir le désormais tout puissant président de l’Assemblée nationale, bien occupé par une franche rigolade avec notre cher Premier ministre Ousmane Sonko, le dos tourné, au point de ne pas voir le président de la république, arriver.

De quoi lancer les spéculations les plus folles dans le genre que lui et le PM manquent d’égards pour le protocole, manifestent une indifférence vis-à-vis du Président, etc, là où d’autres évoquent des retrouvailles entre les leaders de Pastef et la justice. D’ailleurs, chose inédite, cette année en effet, tous les pouvoirs ont été réunis dans cette enceinte.

Mais, ce que beaucoup n’ont pas dû remarquer, c’est que quelque chose de plus important s’est joué dans cette enceinte, une partie du discours du premier président de la cour suprême relevait une situation beaucoup plus grave que le thème du jour qui était relatif au droit de grève. Mansour Mbaye a en effet révélé au grand jour et de manière solennel, l’indigence dans laquelle est plongée la justice en tant que pouvoir. Et pour peu qu’on prête attention à ce qui se disait, l’on se rend évidemment compte, que ce pouvoir appelé « pouvoir judiciaire » ne détient en réalité aucun pouvoir, si ce n’est celui d’exécuter et de trancher des litiges. L’on devrait plus parler «d’administration de la justice» que de «pouvoir judiciaire ».

Et à entendre le haut magistrat évoquer cet état de fait, l’on peut noter à quel point le pouvoir exécutif empiète sur ce territoire qui aurait dû être dévolu au judiciaire. Ce qui amène d’ailleurs à poser à nouveau la question de l’indépendance de la justice.

"Ces élections plus que les précédentes ont mis à rude épreuve l’institution judiciaire, c’est la raison pour laquelle dès votre accession à la magistrature suprême, vous avez répondu à une forte demande sociale en convoquant les Assises nationales sur la justice sénégalaise. Elles ont été un grand moment pour les Sénégalais d’apprécier le fonctionnement de l’institution judiciaire. La haute hiérarchie judiciaire y a été appelée in extrémis et pas pour y jouer un rôle de premier plan. A juste titre peut-être, mais il faut admettre que certaines imperfections ne peuvent être perçues qu’à l’intérieur du système judiciaire par les hommes du métier (…) La haute hiérarchie aurait pu avouer à ces Assises, son impuissance lors des périodes troubles à pallier les dysfonctionnements qui peuvent affecter fortement la marche régulière de la justice, son impuissance à redresser la barre. Nous pouvons en juger par les réalités des textes d’hier comme d’aujourd’hui. (…) La hiérarchie judiciaire n’a en effet aucun pouvoir juridique de proposition de nomination aux emplois judiciaires établis par les statuts sociaux des magistrats. Elle ne peut, en matière pénale, poursuivre un magistrat sans y être autorisé par le ministre de la justice. Enfin, la saisine du conseil de discipline des magistrats appartient exclusivement au ministre de la justice. Il s’avère ainsi qu’aucun levier important, ni aucune initiative permettant de mettre fin à un dysfonctionnement du système judiciaire, n’est confié au pouvoir judiciaire, aux magistrats. (…) Dans ces conditions, en cas de difficulté majeure, les regards doivent se tourner vers le ou les maîtres du jeu pour situer les responsabilités. En tout état de cause, une fois nommé, le magistrat ne doit obéir qu’à la loi et à sa conscience en conformité à son serment… ", a lancé avec calme celui qui trône au-dessus de la magistrature.

En termes plus clairs, la hiérarchie judiciaire ne détient ni pouvoir de nomination des magistrats, ni pouvoir de sanction contre les magistrats passibles de fautes ou d’errements. Ce qui est d’autant plus grave, c’est que tous ces pouvoirs sont détenus par l’exécutif via le ministre de la justice (qui propose les magistrats à nommer et autorise la poursuite judiciaire des magistrats) et le président de la République (le seul qui peut nommer ou radier un magistrat). Sans oublier que l’Exécutif pourvoit aussi aux moyens matériels de la justice pour faire son travail, là où l’Assemblée nationale vote les lois et gère son propre budget.

Ce qui veut en d’autres termes dire que tous les problèmes que la justice rencontre de nos jours, trouvent leur origine dans cet état de fait, même si certains arguments vont parfois dans le sens de dire que l’indépendance est une question individuelle. Ce qui est d’ailleurs loin d’être suffisant pour rendre le juge indépendant parce que lui-même agit dans un écosystème avec ses tares qui sont les nominations des magistrats à certains postes stratégiques, sur fond de propositions faites par le ministre de la justice, la forte dépendance du parquet au ministère de la justice, la présence de l’exécutif au Conseil supérieur de la Magistrature ainsi que les textes qui régissent le CSM.

L’indépendance de la justice, c’est ce en faveur de quoi le magistrat Souleymane Téliko a passé le plus clair de son mandat à la tête de l’Union des magistrats du Sénégal (UMS), à plaider. Alors qu’il était président sortant, lors d’une assemblée générale de l’Union de l’UMS, tenue le samedi 7 août 2021, celui-ci dans son discours d’adieu, n’avait-il pas fustigé la posture de l’Exécutif qui, "semblait décidé à réduire au silence toute voix discordante qui se fait entendre à ce sujet ". Il estimait ainsi qu’à son avis, " l’obligation de réserve n’est pas un confinement au silence, encore moins la négation de la liberté d’expression ".

Souleymane Téliko n’avait pas alors hésité à donner l’exemple du parquet, avec le ministre de la justice qui a la possibilité de s’immiscer dans les affaires judiciaires, estimant qu’ « il est une autorité judiciaire qui a des attributions juridictionnelles, qui peut ordonner des arrestations, requérir le mandat de dépôt, exercer des voies de recours qui maintiennent la personne en détention ».

"Quand vous mettez une telle autorité sous la subordination de l’exécutif, indirectement vous donnez à l’exécutif la possibilité d’avoir une influence sur le traitement des affaires judiciaires ", avait-il expliqué. Avant d’ajouter : "donc aujourd’hui, le ministre peut, par instruction écrite, demander au parquet de requérir dans tel ou tel sens. Cela est une entorse aux principes de la séparation des pouvoirs ".

Pour lui, le ministre de la Justice devrait se contenter de donner des circulaires pour tracer les grandes lignes de la politique pénale et laisser à chaque procureur le soin de décider librement du traitement des affaires judiciaires, conformément aux attributions que lui confère le Code de procédure pénale. Tout cela supposait, selon lui, outre la réforme du Code de procédure pénale, que l’exécutif ne puisse plus siéger au sein du Conseil supérieur de la magistrature.

Et le domaine le plus illustratif de cette immixtion de l’exécutif dans le travail de la justice, est celui des contentieux dans lesquels, sont impliqués des hommes politiques. Et pourtant le plus faible ! Entre les deux dossiers d’Ousmane Sonko pour diffamation et viol, celui de Karim Wade avec la Cour de répression de l’enrichissement illicite, de Khalifa Sall avec la caisse d’avance de la Mairie de Dakar, ou encore celui des chantiers de Thiès avec Idrissa Seck, les dossiers non aboutis contre Macky Sall dans une accusation de blanchiment de capitaux qui s’est arrêté à la sûreté urbaine, les emprisonnements de Me Abdoulaye Wade et l’épisode Mamadou Dia sous Senghor, les exemples foisonnent pour montrer que cette tradition de dossiers qualifiés de politico-judiciaires, sont une bonne vieille tradition qui s’est durablement installée sous nos cieux.

Le cas d’éviction de l’ancien procureur de la Crei, Alioune Ndao, relevé de ses fonctions en plein procès Karim Wade et remplacé, avait beaucoup fait jaser. Il était révélateur d’un exécutif pas content de la prestation du procureur et qui l’a montré à travers cet acte brutal et autoritaire, quand bien même le procureur reçoit des réquisitions écrites du ministre de la justice, mais a toutefois sa liberté lorsqu’il plaide.

Des phrases qui confortent dans cette prééminence de l’exécutif face au judiciaire, ce sont celles auxquelles nous a désormais habitués Ousmane Sonko : "Je suis le Premier ministre du Sénégal. J’ai le droit de donner des ordres au ministre de l’Intérieur et à celui de la Justice. Ce dernier est une autorité politique, ce n’est pas une autorité judiciaire. Des gens disent qu’il a une indépendance, qu’on ne peut lui donner des injonctions. Si je lui dis de poursuivre Déthié, il n’a pas le droit de ne pas appeler le procureur général…", avait-il dit lors de la campagne des législatives, alors que la bataille faisait rage entre pastef et Samm sa Kaddu.

De même, opposant virulent et redoutable sous Macky Sall, mais par la suite Premier ministre, Ousmane Sonko est l’exemple typique de celui qui a adopté deux postures différentes. Opposant, il s’en était pris à des juges qu’il n’a jamais hésité à traiter de corrompus et avait promis de s’en débarrasser. La suite se passe de commentaires. Certains juges, qui ont eu à rendre des décisions à lui favorables, ont eu des affectations que l’on peut considérer comme des promotions. C’est le cas par exemple des juges Ousmane Racine Thione et Sabassy Faye qui ont été promus présidents des tribunaux de grande instance (régionaux), respectivement de Mbour et de Fatick, alors qu’ils dirigeaient des tribunaux d’instance (départementaux). De même l’on a noté les affectations des juges Mamadou Seck, Abdou Karim Diop et Omar Maham Diallo à Tamba. Des affectations qui avaient soulevé un tollé et qu’on ne peut pas ne pas considérer comme des sanctions, même si d’aucuns avaient tenté de défendre la décision en arguant qu’à Tambacounda, il existe des justiciables comme ailleurs. L’on sait bien que ces arguments ne tenaient pas la route.

La récente actualité avec la demande de levée de l'immunité parlementaire du député Mouhamadou Ngom dit Farba, formulée par le parquet financier, se fondant sur un rapport détaillé de la Cellule nationale de traitement des Informations financières (Centif) signalant des transactions suspectes portant plus de 125 milliards de francs CFA, avec toutes les interrogations du camp de Farba Ngom, quant à la date d’existence du rapport et l’histoire des deux communiqués dont un faux, nous ramènent aux accusations d’une justice utilisée pour régler des comptes politiques. C’est du moins la carte que joue, pour sa défense, le député (fidèle à Macky Sall et devenu aujourd’hui le visage de l’APR) et ses avocats. D’ailleurs lui-même brandit les nombreuses menaces d’Ousmane Sonko contre sa personne, notamment lors du meeting tenu le 19 octobre 2024 à Dakar Arena et ses attaques réitérées le 28 décembre devant l'Assemblée nationale, lors de sa Déclaration de politique générale (Dpg).

Une menace d’ailleurs que des chroniqueurs, journalistes et observateurs ne manquent pas de rappeler, c’est celle durant les législatives lorsqu’Ousmane Sonko a mis en garde Farba Ngom en ces termes : "Je sais qu’il y a un individu qui circule dans le département, armé de mallettes d’argent, pour acheter des voix. Je vous le garantis, ce sera la dernière élection au Sénégal à laquelle il participera". Des menaces remises au goût du jour pour faire accréditer l’idée qu’Ousmane Sonko est en train de mettre celles-ci en exécution.

Ibrahima Hamidou Dème n’est d’ailleurs pas d'accord avec la manière dont le pool judiciaire financier est en train de fonctionner. Selon lui, l"’histoire est en train de bégayer, en rappelant qu’ "il y a une dizaine d’années, après la deuxième alternance de 2012, une juridiction très utile contre la corruption et l’enrichissement illicite, a été pervertie par son instrumentalisation par l’exécutif. Actuellement, le pool judiciaire financier, qui a corrigé certaines imperfections de la CREI, semble suivre le chemin d’une justice dévoyée par sa politisation", croit savoir l'ancien juge, Ibrahima Hamidou Dème.

Selon lui, l’obligation de redevabilité et l’impératif de recouvrer nos deniers publics spoliés, ne doivent pas entraîner la justice à faillir à ses obligations d’une justice indépendante et impartiale, seule pouvant garantir un procès équitable.

Les Assises de la justice ont récemment eu lieu et les recommandations reçues par le président de la république, qui se pose encore la question de savoir s’il doit demeurer ou pas au niveau du Conseil supérieur de la Magistrature. Mais une chose est sure, la réforme de la justice était une demande sociale. Qu’il s’y maintienne ou pas, il est en tout impérieux de revoir beaucoup d’aspects, notamment la procédure pénale, rendre aux magistrats le pouvoir disciplinaire et de nomination sur leurs pairs, tout en laissant au Président de la république, son pouvoir de signer les décrets de nomination et de radiation. Bref, la révision des textes (code pénal, code de procédure pénale, statut des magistrats, loi sur le Conseil supérieur de la magistrature, loi sur la Cour suprême, loi sur le Conseil constitutionnel, code de la famille…) est attendue. Il ne serait pas par exemple inutile, comme l’ont proposé les assisards, d’introduire ce juge des libertés et de la détention afin qu’il devienne celui qui décide du sort des prévenus, et non le procureur de la république qui ne doit plus être juge et partie au procès.

Les Assises sont une demande sociale et il est nécessaire que le comité technique mis en place pour réfléchir sur les recommandations du rapport et faire voir le jour les réformes, entame très vite son travail.

Il est peut-être temps d’oublier ces fameux épisodes juridico-politiques afin de ramener la sérénité dans l’espace public de manière à ce que les opposants ne soient plus intimidés et pourchassés ; mais également qu’ils cessent d’utiliser les carte de la persécution lorsqu’ils commettent de gaffes.

Elle est en tout bien rude la vie d’opposants sous nos cieux. Wade, Ousmane Sonko et même Barthélémy Dias ne nous diront pas le contraire.