NETTALI.COM - Le rapport définitif de la cour des comptes a été enfin rendu public. Mais à l’arrivée, ses conclusions sont sans appel. Elles ont révélé une situation bien plus grave que ce qui avait été annoncé par le Premier ministre. L’audit a ainsi montré que « l’encours total de la dette de l’administration centrale budgétaire s’élève à 18.558,91 milliards de francs CFA au 31 décembre 2023 et représente 99,67 % du PIB ».

Le rapport a ainsi abouti "aux principales constatations : tirages sur ressources extérieures supérieurs à ceux affichés dans le rapport du gouvernement ; encours de la dette supérieur à celui figurant dans le rapport du gouvernement ; disponibilités du Trésor supérieures à celles indiquées" . Sans oublier d’autres constatations telles que "des discordances sur les données de l’amortissement, de l’encours de la dette publique et des disponibilités bancaires ; des anomalies constatées dans les sur-financements ; des pratiques impactant la trésorerie de l’État ; des manquements dans la gestion des dépôts à terme".

En somme, des conclusions pour lesquelles, les initiés aux finances publiques, sont plus indiqués pour leur décryptage.

Toujours est-il que c’est une polémique sans précédent qui s’est installée, avec des Sénégalais perdus dans des jargons et explications techniques. Dans le lot, l'on note beaucoup pour hurler avec les loups sur le désastre annoncé, sans toutefois comprendre de quoi il est question dans le contenu du rapport.

Du côté de la presse et des réseaux sociaux, c’est le grand bazar, surtout sur certains plateaux en ligne (web tv et sites d'informations en ligne) et chaînes de télévision pourtant bien en vue, où des interviewers et chroniqueurs, perdus dans la technicité du sujet, orientent plutôt leurs interrogations dans la direction du scandale en posant des questions terre à terre, afin d'éviter de se faire prendre à défaut sur un sujet qu'ils ne maîtrisent manifestement pas. Et c'est une aubaine pour les invités qui déroulent tranquillement, sans être inquiétés le moins du monde.

Il en a finalement résulté un brouhaha indescriptible dans ce dédale de chiffres et de termes techniques.

Ousmane Sonko accuse, Macky dément !

Mais, à la vérité, cette confusion n’est guère une surprise, surtout après les sorties anticipées du Premier ministre Ousmane Sonko. "Les autorités que nous avons remplacées, ont menti au pays et aux partenaires en […] fournissant des données erronées", avait soutenu M. Sonko en parlant de données publiées entre 2019 et 2023, estimant que la dette publique et le déficit budgétaire du pays sont plus élevés que ce qui a été publié et communiqué aux partenaires de l’État.

Réponse de Macky Sall dans une interview donnée à l’agence de presse américaine Bloomberg en octobre dernier. "Je tiens à dire que ces propos sont faux, totalement faux. Attendons que la justice confirme ou infirme avant d’accuser les gens ", ajoutant que "les ministres mis en cause n’ont même pas accès à ces informations […] " tout en informant " avoir laissé un pays où les indicateurs étaient au vert avec une confirmation du Fonds monétaire international, un mois après que j’ai quitté le pays."

Ousmane Sonko brandira même la commission d’un audit international. Une annonce d’ailleurs commentée par des observateurs et chroniqueurs qui avaient considéré cela comme une sorte de pression vis-à-vis la Cour des comptes.

Et alors qu’on ne s’y attendait pas, lors d’une visite officielle en Mauritanie, un pays étranger, le premier ministre avait enfoncé le clou et remis une bonne couche pour annoncer que le désastre est encore plus grave que ce qu’il avait décrit.

Une posture critiquée par des observateurs qui ont estimé que cela gênait la travail de la Cour des comptes, en anticipant les conclusions du futur rapport. La question était dès lors de savoir comment Ousmane Sonko avait pu savoir que la situation allait devenir pire que ce qu’il avait décrit.

Et la politique se mit en marche 

Réagissant aux irrégularités relevées par la Cour des comptes sur les finances publiques sénégalaises entre 2019 et mars 2024, le Pastef, par la voix du coordonnateur du Mouvement national des cadres de Pastef, Daouda Ngom, dénoncera la situation des finances publiques, au cours d’une conférence de presse. "L’histoire vient encore de donner raison au Premier ministre, Ousmane Sonko, qui avait décrit cette situation", constate Ngom. Il est relayé en cela par le député Ayib Daffé qui parlera "de graves crimes", assurant le gouvernement du "soutien de Pastef" quant à la suite à donner à l’audit de la Cour de la Cour des comptes.

Contre-attaquant à son tour à la suite de la conférence de presse du gouvernement, le même jour, l'APR n’y est pas allée par quatre chemins pour dénoncer une « nouvelle cabale du gouvernement » qui conscient « de son échec futur » cherche « à faire porter la responsabilité à d'autres ».

Les républicains déploreront, entre autres, l’absence de contradictoire du rapport, la composition de la mission de la Cour des comptes fixée et modifiée un mois plus tard par une nouvelle ordonnance et n’a pas manqué de s’interroger sur les motivations de cette révision.

Mais dans ses rangs, c’est Pape Malick Ndour qui prend le lead technique et déplorera la qualité du rapport produit par les services du ministère des finances de l’actuel régime. Certains chiffres produits, fera-t-il remarquer, ne sont pas conformes à ceux produits par l’ancien régime et contenus dans les différentes lois de règlement. Dans la foulée, il regrettera d’ailleurs « que certains fonctionnaires de l’État, en particulier d’une prestigieuse institution, aient cédé à l’injonction faite par le Premier ministre de trahir leur pays pour satisfaire son égo et justifier son inaction et son échec ».

Ndour relèvera aussi l'absence de mentions telles que "détournement, ouverture d’information judiciaire, traduction devant la chambre de discipline financière ou même de remboursement", " l’intégration, en l’absence de griefs pertinents sur les chiffres de la dette publique par le nouveau gouvernement, du financement intérieur privé et ses mécanismes de facilitation qui ne sont en réalité que des instruments de gestion de la trésorerie de l’État et non des dettes publiques ".

De même, il notera "une absence de réserves sur les recettes, les dépenses et les comptes spéciaux du Trésor, une incohérence dans la comparaison des chiffres relatifs aux prêts-projets, une comptabilisation des tirages sur les prêts-projets sur la loi de finance, une intégration du financement intérieur privé dans le calcul de la dette publique ", tout en démontant l’argument " des immeubles de l'État qui auraient été vendus et qui ne le sont pas " .

Aïssata Tall Sall viendra ajouter une couche, estimant que la finalité du document ne vise uniquement qu’une chose, "salir le bilan de l'ancien président de la République Macky Sall”, estimant au passage que cette publication va faire des victimes, au premier rang la Cour des comptes elle-même. Pour elle, « depuis sa création, c'est la première fois que la CDC est contestée” ajoutant que "pour les beaux yeux d'un homme, elle n'avait pas à se tirer une balle dans le pied".

Une dette "soutenable" !!!

Face à la presse, le jeudi 13 février, le ministre des Finances et son homologue de l'Économie ont tenté de rassurer. Le ministre des Finances et du budget, Cheikh Diba a ainsi proposé des solutions de sortie de crise, estimant que le Sénégal n’a " qu'une seule voie " et devra " agir vite, avec responsabilité et méthode ", ajoutant qu’il s’approprie "sans réserve les recommandations "

De son côté, pour Abdourahmane Sarr, malgré les constats effarants, avec un déficit budgétaire évalué à plus de 12 %, un encours de la dette de près de 100 %, le ministre chargé de l'Économie et du Plan informe que la dette reste quand même soutenable. « Même si le ratio d’endettement a fortement progressé, l’ajustement budgétaire entamé dès cette année devrait aider à stabiliser la dette à moyen terme”, nous a-t-il dit.

Mais une fois qu’on a dit que la dette est soutenable, y a-t-il encore de quoi fouetter un chat ? Un commentaire qui semble bien contradictoire !

Mais dans cette conférence de presse, c’est le Secrétaire général du gouvernement Al Aminou Lo qui a bien fait rire. Entre le moment où il use de l’exemple des enfants qui cachent des choses sous le lit, dans la maison et le fait de nous dire qu’il avait tiré la sonnette d’alarme, en tant que directeur national de la Bceao, par rapport à certaines dettes, l’on aimerait savoir ce qu’il faut vraiment croire !

Une contradiction d’ailleurs largement mise en scène sur les réseaux sociaux. Sur la Sen TV Babacar Gaye nous a par exemple fait savoir que « celui qui était à la Bceao, était censé être au courant de tous les flux financiers concernant l’Etat du Sénégal, que cela soit de l’argent issu des bailleurs de fond, ou des banques vers le trésor, ou encore de l’argent pour payer les dettes… pendant tout ce temps entre 2019 et 2023 s’il est le fonctionnaire que l’on dit et s’il avait la dignité de sa charge ».

Abdoulaye Cissé sur la TFM lui donnera un bon conseil, celui d’éviter d’être pour ce régime ce qu’un certain juriste a été pour l’ancien régime.

Abdoul Mbaye et Babacar Gaye donnent leur avis

Le banquier-politicien Abdoul Mbaye qui a rappelé avoir alerté à plusieurs reprises, a lui décelé deux limites, à la lecture du rapport. La première, selon l’ancien Premier Ministre, c’est que le rapport s’achève sur une conclusion qui semble avoir une consonance politicienne. Un fait déplaisant qui en revanche, d’après lui, ne gêne pas le reste du rapport. Pour justifier sa position, le président Abdoul Mbaye estime que l’audit devait conduire à pouvoir déterminer le stock réel de la dette publique, tout en mettant le doigt sur toutes anomalies qui gênent la transparence dans la tenue des finances publiques.

En outre, pense-t-il, le rapport aurait dû également reconstruire le déficit budgétaire mais aller jusqu’à faire le calcul des ratios par rapport au PIB, ça nous ramène à un souci de validation de propos qui ont été tenus par le Premier Ministre dans un contexte politicien.

Donnant son avis sur la gravité des faits révélés dans le rapport, le président de Act de déclarer : « Ce qui est extrêmement désolant, c’est qu’on découvre qu’il n’y a pas simplement une volonté de cacher des chiffres, de maquiller un taux d’endettement, maquiller un taux de déficit budgétaire. » « Il y a surtout et avant tout absence de transparence, violation de la loi, faisant référence aux décaissements effectués hors la loi des finances. Il y a des détournements organisés. Il y a même des procédures de blanchiments », a-t-il poursuivi. Des faits scandaleux dit-il, qui ne doivent pas rester impuni.

Invité sur la Sen TV, l’ancien ministre d’Etat Babacar Gaye a lui relevé deux entorses aux règles, notamment le retard apporté par le gouvernement par rapport à l’obligation de sortir le rapport dans les 3 mois après son installation, qu’il n’a pas respecté ( soit 6 mois) ; deuxièmement l’obligation pour la cour des comptes de rendre public son rapport dans les trois mois qu’il n’a pas non plus respecté, au point que le Premier ministre se soit permis de faire des déclarations suivies de polémiques. "Normalement on aurait dû dire à Ousmane Sonko qu’il n’a pas le droit de se prononcer sur de tels sujets ", a fait savoir l’ancien libéral, avant d’ajouter : "on ne sait même pas où il a pris ses chiffres. D’ailleurs, il y a une différence entre les chiffres qu’il a brandis, les chiffres de l’IGF et les chiffres de la Cour des comptes. Si on regarde dans les détails, le rapport a mis en évidence de faux chiffres que le gouvernement d’Ousmane a sorti et remis à la cour des comptes."

Poursuivant son argumentation, Babacar de faire remarquer : " la Cour des comptes a dit par exemple qu’il manque 81 milliards non comptabilisés sur les chiffres fournis. A qui s’adresse-t-elle si ce n’est à l’IGF ? De même sur les disponibilités bancaires de l’Etat, la Cour des comptes a dit à l’GF qu’elle a comptabilisé 173 000 milliards alors qu’il y avait 263. 000 milliards dans les caisses, ce qui veut dire un gap de 100 milliards. Qui a donné des faux chiffres ? Et Babacar Gaye, de poser la question avec insistance au journaliste de là s’en te. Qui est le faussaire si ce n’est le gouvernement qui a remis les chiffres."

Concluant l’ancien ministre sous Wade de dire : "jusqu’à présent ce qui est important, c’est qu’il n’y a nulle part où la cour des comptes a dit qu’il y a des malversations qui ont été commises, que l’argent a été détourné et que l’argent n’est pas allé là où il devait aller. Ils disent que cela a été mal comptabilisé, celui qui devait le faire, n’a pas fait… Pas une seule ligne où ils ont dit que l’argent emprunté a été gaspillé. Au contraire, les recettes sont conformes, les dépenses sont conformes, les comptes spéciaux du trésor sont conformes, ce n’est qu’au niveau de la dette qu’il y a une différence. Ils disent que l’état a un endettement de 99,7% et le ministre de l’économie dit que la dette est soutenable. C’est nous l’Uemoa qui avons fixé un critère de convergence (…) La France sa dette qui est à 110% de son PIB, les Etats-Unis sont à 123% de leur PIB…. "

La nécessité de réformer notre administration financière

Un tel débat sur un tel sujet aurait mérité un peu plus de sérieux que ce brouhaha et cette confusion qui en ont résulté. La conséquence, c'est un rapport dont on ne sait plus vraiment comment la considérer si ce n'est qu'elle est entachée par la politique politicienne.

Le constat est que ce pays a changé. Il a vraiment changé. Dans tous les sens du terme. Il fut un temps où l’on savait débattre des sujets juridiques, économiques et financiers, pour ne pas dire techniques, sur fond de propositions réfléchies, élaborées et savantes. Epoques pendant lesquelles, ce sont les élites qui étaient aux commandes. La compétence et l’expérience voulaient dire quelque chose. Mais aujourd’hui, c’est le paradigme musculaire, les invectives, le chahut, la haine, le dénigrement, la violence verbale, l’insulte à la bouche, la subjectivité partisane etc qui structurent le débat public à la place de l’argumentation.

Ce pays est de nos jours profondément marqué par les clivages, qu’il est de plus en plus difficile d’avoir des débats structurés, sains et avec les bons interlocuteurs sur des sujets d'enjeu national. Les logiques partisanes, claniques, carriéristes, faites d’accointances en fonction d’intérêts à gérer, ont à ce point gangrené des pans entiers de notre société, qu’il devient difficile de savoir où on en est sur la poursuite l’intérêt général.

Chez les politiques, beaucoup de ceux qui évoquent ce rapport de la Cour des comptes, sont dans la subjectivité, soit parce qu’ils cherchent à faire plaisir au régime en place ; soit ils disqualifient le rapport par hostilité au régime Pastef ; l'on a même noté des postures qui ne visent rien d'autre qu’à accabler l’ancien régime par souci de règlements de compte avec Macky Sall.

Le même phénomène est observable chez des journalistes, économistes, juristes, intellectuels et même membres de la société civile qui sont de plus en plus connectés aux officines politiques, oubliant de parler de sciences et de techniques, en ajustant leurs discours au gré de leurs accointances ou intérêts du moment.

Au-delà, c’est notre administration qu’il faut réformer, avec en son sein des fonctionnaires riches comme Crésus qui, en plus se délectent des fonds communs, comme s’ils étaient les seuls au cœur de la république à faire rentrer des sous dans les caisses de l’Etat. Une administration avec une partie de ses hommes qui sont allés en masse à l’assaut de la politique, comme pour se trouver des boucliers et un ascenseur pour se hisser au sommet de l’Etat. Ce n’est d’ailleurs nullement un hasard si le président de la république, le Premier ministre, les anciens premiers ministres de Macky Sall, Abdoulaye Daouda Diallo et Amadou Ba, actuel chef de l’opposition, sont tous issus d'un corps en particulier l'administration des impôts et domaines. La liste est longue par exemple de fonctionnaires des impôts et domaines qui sont dans ce cas dans le gouvernement de Macky Sall comme celui présent.

L’on doit à la vérité tout simplement être inquiets des travers que notre administration, avec des régies financières qui sont de plus en plus pointées du doigt. Une administration caractérisée par l'absence de neutralité de beaucoup de ses membres, inféodés aux régimes, suivant des objectifs carriéristes et des postures partisanes, qu'il est difficile de ne pas douter de la qualité et la neutralité du travail que certains de ses membres produisent.

Ce pays est à reconstruire, c’est sûr. Mais une reconstruction qui ne peut avoir lieu suivant une logique partisane et sectaire. Et pour cela, la vertu, la compétence et l’expérience, doivent en être les moteurs. Une vertu qui ne se décrète pas, mais qui peut être opérante à la condition que ceux qui la prônent, soient exemplaires.