NETTALI.COM - La gestion du secteur sucrier au Sénégal est marquée par une volatilité politique coûteuse, oscillant entre protection de l’industriel local, la Compagnie sucrière sénégalaise (CSS), et libéralisation au profit des importateurs. Cette instabilité impacte lourdement l’économie nationale, affectant à la fois les consommateurs, les producteurs et l’État. Face aux enjeux de souveraineté industrielle et de stabilité des prix, une stratégie claire et cohérente s’impose.
Ces dernières semaines, la sempiternelle rivalité entre la Compagnie sucrière sénégalaise (Css) et certains commerçants, notamment ceux affiliés à l’Unacois (Union nationale des commerçants et industriels du Sénégal), a encore refait surface. Si les commerçants attribuent les hausses observées sur le prix de détail du sucre à la surprotection accordée à l’industriel (Css), ce dernier réagit en pointant du doigt les rétentions de stocks et le gonflement des marges comme étant la vraie raison de la hausse des prix. Au-delà de ces rivalités, somme toute, normales dans une économie de marché, ce qui est en cause, c’est plutôt l’absence d’une stratégie politique claire pour le secteur.
Les pertes et dommages d’une intervention politique erratique
Le sucre est le type de produit manufacturé pour lequel les pays en développement disposent d’un avantage comparatif sur les pays développés. Le Brésil assure 25% de la production mondiale de sucre (plus de 45 millions de tonnes), suivi par l’Inde (18%). Ce qui contraste avec les 5% des USA et les 8% de l’UE (selon le United States Department of Agriculture). Lorsqu’on considère les exportations, la prédominance des pays en développement est encore plus remarquable (plus de 50% de part de marché pour le Brésil, pour certaines années). Les pays développés produisent pour leur propre consommation, s’appuyant sur un réseau d’entreprises souvent inefficaces et lourdement subventionnées. Au Sénégal, le niveau de consommation, estimée à un peu plus de 200 000 tonnes, est couvert partiellement par la production et le reste par les importations.
Le niveau de protection du marché sucrier sénégalais est très lourd et complexe. Il comprend une protection tarifaire (droit de douane, TVA et autres petits prélèvements), et une protection non tarifaire. La protection tarifaire donne lieu à un cumul maximal de tous les droits à 44,68%. En plus du dispositif tarifaire, le sucre a bénéficié jusque très récemment, d’un système de péréquation, au titre de la Taxe conjoncturelle à l’importation (Tci), s’appuyant sur un prix de référence, appelé prix de déclenchement. Si le prix à l’importation est inférieur au prix de déclenchement, tous les droits prélevés, incluant la TVA, sont calculés sur la base du prix de référence et non sur la base de la valeur internationale du produit. Il s’y ajoute des droits additionnels équivalents à la différence entre le prix à l’importation et le prix de référence.
De 2000 à 2010, où le prix de la tonne de sucre a été presque toujours inférieure au prix de référence (fixé à 325 056 FCfa depuis 1999), le mécanisme de la Tci a joué en plein régime. Par exemple, en 2005, les importations se sont élevées à 60 000 tonnes. Etant donné que le prix international (mesuré par l’indice Mundi) était seulement de 131 601 FCfa la tonne, nous obtenons un ratio prix domestique/prix mondial de 258%, pour cette année. En 2004, année qui constitue le pic de protection pour la période, le ratio était plus élevé (379%). Ce qui signifie que, pour 2004, le prix du sucre au Sénégal était presque 5 fois plus élevé que son prix international.
«Les hésitations de l’Etat sur le marché du sucre continuent de coûter très cher à l’économie nationale»
La perte de bien-être (surcoût pour les consommateurs), résultant de cette protection, peut être approximativement mesurée par la différence entre le prix domestique et le prix international du sucre, ajusté des frais de transport, des marges de gros et de détails, et multipliée par la consommation totale. En prenant la période 2011-2013, par exemple, le consommateur sénégalais a acheté le kg de sucre 247 FCfa plus cher que le prix sur le marché international. En effet, alors que le prix moyen de détail, dans ladite période, est de 666 FCfa, le prix international ajusté des frais de transport des marges de gros et de détail est de 419 FCfa. Ce qui fait un total de 43 milliards de FCfa, si on considère la consommation totale de la période. Cette subvention des consommateurs à l’industriel représente presque trois fois la masse salariale (15 milliards) payée à la Css à ses employés, dans la même période. Si on défalque les 7 milliards de droits de porte collectés par l’Etat sur le sucre, dans la même période, on se retrouve avec une perte nette pour l’économie nationale, en termes de surcoût, qui fait environ le double des avantages (droits collectés + masse salariale) de la protection pour le Sénégal.
Avec la crise sanitaire du Covid-19, l’accroissement du prix international, combiné à une libéralisation accrue du marché local, a conduit à une forte réduction du différentiel entre les prix domestique et international, affectant autant le niveau de protection de l’industriel. Avec l’avènement du nouveau régime, la Tci a été suspendue en août 2024 et la valeur de référence appliquée baissée à 290 Euros (environ 190 240 FCfa) la tonne. Pendant ce temps, le prix international montait à 301 441 FCfa la tonne, rendant impossible toute production locale avec une marge positive.
Sans surprise, on note depuis 2020, une augmentation très rapide des importations de sucre, qui sont passées de 97 577 tonnes en 2019 à 258 747 tonnes en 2023, selon Faostat, soit une augmentation de 265%. Cette forte augmentation (presque un quadruplement), en seulement trois ans, tend à accréditer l’idée que la production locale de sucre lors des trois dernières années a été marginale. Avec la récente mesure prise en août 2024, il faut s’attendre à des conséquences plus dramatiques sur la production nationale. Les hésitations de l’Etat sur le marché du sucre continuent ainsi de coûter très cher à l’économie nationale, soit en termes de subvention des consommateurs au producteur, soit en termes de perte de production.
Le jeu complexe de puissants groupes d’intérêt
Le jeu des acteurs dans le secteur sucrier sénégalais laisse apparaître quatre catégories d’acteurs :
1. Les consommateurs manifestent souvent bruyamment leur mécontentement à chaque fois que les prix des denrées de première nécessité (dont le sucre) augmentent ;
2. L’industriel, la Css, est le deuxième plus grand employeur au Sénégal, après l’Etat, avec un total d’emplois générés avoisinant les 6 000 travailleurs. La compagnie est également bâtie autour d’un modèle d’intégration verticale, qui couvre toute la chaîne de valeur, de la culture de la canne à la transformation et à l’écoulement sur le marché local. Jusqu’en 2009, la Css jouissait d’un statut de monopole et de monopsone. Un monopole, car elle contrôle la production de sucre au Sénégal. Un monopsone, car elle contrôlait aussi les importations de sucre. La Css est aussi un modèle de développement local, avec une position centrale dans l’économie de la ville de Richard-Toll, où elle est installée depuis sa création, en 1972. La Compagnie n’hésite pas à utiliser ses différents atouts comme arguments de négociation avec l’Etat du Sénégal ;
3. Les commerçants, essentiellement regroupés au sein de l’Unacois, sont de farouches opposants à l’industriel, à qui ils ont réussi à arracher beaucoup de privilèges, notamment la perte de son pouvoir monopsonique sur les importations. En effet, depuis 2009, les commerçants peuvent importer, tout comme la Css, pour suppléer la production industrielle, estimée annuellement à environ 100 000 tonnes. Une poignée d’individus, particulièrement influents au sein des organisations de commerçants, se partagent le business de l’importation de sucre ;
4. L’Etat du Sénégal est le seul des quatre acteurs sans aucun agenda visible, malgré les différentes alternances que le pays a connues. Les hausses de prix sont souvent déterminées par le jeu de l’offre et de la demande mondiales. Lorsque les commerçants s’activent, l’Etat réagit en libéralisant davantage les importations. Et lorsque l’industriel menace de mettre la clé sous le paillasson, il réagit en renforçant sa protection. Ce faisant, il manque à l’Etat une stratégie claire visant à appuyer soit la production (l’industriel) ou la consommation. Dans le domaine de la stratégie industrielle, il n’est malheureusement pas possible de faire les deux.
Les leçons à tirer de la gestion du secteur
Au moment où les nouvelles autorités ont affiché leur volonté de réindustrialiser le pays, des leçons importantes peuvent être tirées de l’expérience de la Css :
- Le sucre est un secteur où les pays en développement ont un large avantage comparatif, comme en témoigne la marginalisation des pays développés dans cette branche, à l’échelle internationale. Le Sénégal peut tout à fait développer un avantage comparatif dans ce secteur et dans les secteurs similaires. De plus, c’est un secteur générateur d’emplois, qui exploite une ressource bien locale (la canne) et couvre toute la chaîne de valeur (de la fourche à la fourchette). Il est donc légitime que le Sénégal cherche à jouer le premier rôle dans ce domaine ;- Les défis auxquels le Sénégal fait actuellement face pour maintenir en vie la Css, tout en diminuant le prix du sucre au détail, préfigurent ceux encore plus importants liés à la création et à la gestion d’un écosystème industriel qu’on voudrait performant et diversifié ;
- L’Etat devra faire un choix clair entre protéger les consommateurs ou protéger l’industriel. S’il choisit de protéger les consommateurs, cela signifierait qu’il devra faire le deuil de la Css et de l’industrie du sucre en général. Cela ne garantirait pas pour autant que les prix soient stables. Ils continueront de varier au gré de l’offre et de la demande mondiales et l’Etat pourrait les atténuer par des subventions bien ciblées. S’il choisit de développer une industrie locale compétitive, il devra s’assurer qu’il a les capacités de mettre en place un système d’incitation et de coercition suffisamment efficace pour permettre à l’industrie d’opérer de façon autonome, sans subvention ou protection indue. Dans ce cas, une ouverture à la concurrence est à envisager, aucune raison ne justifiant un monopole pour le sucre ;
- L’efficacité de la politique fiscale doit toujours être évaluée en comparant les recettes qu’elle génère avec le bénéfice net pour la société. Dans le cas du sucre, la perte de consommation induite par le régime de fiscalité mis en place est souvent 6 fois plus importante que le recouvrement fiscal en résultant.
Quelle que soit l’option politique choisie, y compris l’option par défaut de garder le statuquo, elle aura des répercussions économiques, sociales et politiques qu’il faudra également gérer.
Par Professeur Ahmadou Aly Mbaye